Jeté près de Frœschwiller, dans une plaine entourée de bois, il avait vu des lueurs rouges filer dans des bouquets de fumée blanche, et il avait baissé la tête, tremblant, ahuri par la canonnade, effaré par le sifflet des balles. Il avait marché, mêlé aux régiments, dans de la terre grasse, ne voyant aucun Prussien, ne sachant où il était, entendant à ses côtés des gémissements traversés par des cris brefs, puis les rangs des soldats placés devant lui s’étaient tout à coup retournés et dans la bousculade d’une fuite, il avait été, sans savoir comment, jeté par terre. Il s’était relevé, s’était sauvé, abandonnant son fusil et son sac, et à la fin, épuisé par les marches forcées subies depuis huit jours, exténué par la peur et affaibli par la faim, il s’était assis dans un fossé. Il était resté là, hébété, inerte, assourdi par le vacarme des obus, résolu à ne plus se défendre, à ne plus bouger ; puis il avait songé à sa femme, et pleurant, se demandant ce qu’il avait fait pour qu’on le fît ainsi souffrir, il avait ramassé, sans savoir pourquoi une feuille d’arbre qu’il avait gardée et à laquelle il tenait, car il nous la montrait souvent, séchée et ratatinée dans le fond de ses poches.
Un officier était passé, sur ces entrefaites, le revolver au poing, l’avait traité de lâche et menacé de lui casser la tête s’il ne marchait pas. Il avait dit « J’aime mieux ça, ah ! que ça finisse ! » Mais l’officier, au moment où il le secouait pour le remettre sur ses jambes, s’était étalé, giclant le sang par la nuque. Alors, la peur l’avait repris, il s’était enfui et avait pu rejoindre une lointaine route, inondée de fuyards, noire de troupes, sillonnée d’attelages dont les chevaux emportés crevaient et broyaient les rangs.