Page:Les Soirées de Médan.djvu/153

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gaiement : soyez sage, et surtout ne faites pas de mauvaises rencontres en route !

— Oh ! ne craignez rien, ma sœur, je vous le promets ! » L’heure sonne, la porte s’ouvre, je me précipite vers la gare, je saute dans un wagon, le train s’ébranle, j’ai quitté Évreux.

La voiture est à moitié pleine, mais j’occupe heureusement l’une des encoignures. Je mets le nez à la fenêtre, je vois quelques arbres écimés, quelques bouts de collines qui serpentent au loin et un pont enjambant une grande mare qui scintille au soleil comme un éclat de vitre. Tout cela n’est pas bien joyeux. Je me renfonce dans mon coin, regardant parfois les fils du télégraphe qui règlent l’outremer de leurs lignes noires, quand le train s’arrête, les voyageurs qui m’entourent descendent, la portière se ferme, puis s’ouvre à nouveau et livre passage à une jeune femme.

Tandis qu’elle s’assied et défripe sa robe, j’entrevois sa figure sous l’envolée du voile. Elle est charmante, avec ses yeux pleins de bleu de ciel, ses lèvres tachées de pourpre, ses dents blanches, ses cheveux couleur de maïs mûr.

J’engage la conversation ; elle s’appelle Reine et brode des fleurs : nous causons en amis. Soudain elle devient pâle et va s’évanouir ; j’ouvre les lucarnes, je lui tends un flacon de sels que j’ai emporté, lors de mon départ de Paris, à tout hasard ; elle me remercie, ce ne sera rien, dit-elle, et elle s’appuie sur mon sac pour tâcher de dormir. Heureusement que nous sommes seuls dans le compartiment, mais la barrière de bois qui sépare, en tranches égales, la caisse de la voiture ne s’élève qu’à mi-corps, et l’on voit et surtout on entend les clameurs et les gros rires des paysans