Page:Les Soirées de Médan.djvu/154

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et des paysannes. Je les aurais battus de bon cœur, ces imbéciles qui troublaient son sommeil ! Je me contentai d’écouter les médiocres aperçus qu’ils échangeaient sur la politique. J’en ai vite assez ; je me bouche les oreilles ; j’essaye, moi aussi, de dormir ; mais cette phrase qui a été dite par le chef de la dernière station : « Vous n’arriverez pas à Paris, la voie est coupée à Mantes, » revient dans toutes mes rêveries comme un refrain entêté. J’ouvre les yeux, ma voisine se réveille elle aussi ; je ne veux pas lui faire partager mes craintes : nous causons à voix basse, elle m’apprend qu’elle va rejoindre sa mère à Sèvres. Mais, lui dis-je, le train n’entrera guère dans Paris avant onze heures du soir, vous n’aurez jamais le temps de regagner l’embarcadère de la rive gauche. — Comment faire, dit-elle, si mon frère n’est pas en bas, à l’arrivée ? »

Ô misère, je suis sale comme un peigne et mon ventre brûle ! je ne puis songer à l’emmener dans mon logement de garçon, et puis, je veux avant tout aller chez ma mère. Que faire ? Je regarde Reine avec angoisse, je prends sa main ; à ce moment, le train change de voie, la secousse la jette en avant, nos lèvres sont proches, elles se touchent, j’appuie les miennes bien vite, elle devient rouge. Seigneur Dieu ! sa bouche remue imperceptiblement, elle me rend mon baiser ; un long frisson me court sur l’échine, au contact de ces braises ardentes je me sens défaillir : Ah ! sœur Angèle, sœur Angèle, on ne peut se refaire !

Et le train rugit et roule sans ralentir sa marche, nous filons à toute vapeur sur Mantes ; mes craintes sont vaines, la voie est libre. Reine ferme à demi ses yeux, sa tête tombe sur mon épaule, ses petits frisons s’emmêlent dans ma barbe et me chatouillent les