Page:Les Soirées de Médan.djvu/197

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profession dont les seuls revenus dépassaient de plus du triple les revenus déjà exagérés de ses commerces officiels. Ex-sage-femme qui s’était séparée de son mari et avait vendu sa maison avec son enseigne de fer-blanc peint, figurant un nourrisson qu’une dame bien mise découvrait dans un carré de choux et de roses trémières, après un procès en avortement, d’où elle était sortie acquittée faute de preuves suffisantes, Juliette Worimann, lors de l’arrivée des Prussiens, conçut immédiatement l’idée d’exploiter les vices de l’invasion. Après trois ans passés dans l’inaction, la conduite régulière et une hypocrite dévotion qui la menait tous les dimanches, à l’église Saint-Louis, écouter des messes, subir des sermons et faire brûler des cierges, l’ancienne matrone, au milieu du désordre de la guerre et de la détente de la surveillance policière, se reprenait à ce métier d’entremetteuse où jadis elle avait trouvé les plus clairs bénéfices de sa maison d’accouchement. Avec les Prussiens, elle n’avait à craindre ni procureurs, ni poursuites, ni cour d’assises. Dégagée de préjugés, profitant de la profonde connaissance de cette langue allemande qu’elle avait parlée, longtemps à Strasbourg, dans sa jeunesse, elle fournissait aux officiers bien rentés, le logement, la nourriture et l’amour. Ainsi, familière avec les généraux, complaisante avec les états-majors, elle avait échappé aux réquisitions que les Prussiens imposaient aux habitants. Protégée, à cause des services particuliers qu’elle rendait par son industrie, dans le désastre général, elle amassait des rentes. Pour elle, le Prussien n’était plus un ennemi qu’on hait, un exploiteur dont on se défend : c’était un client qu’on accueille avec un sourire, un consommateur qui