Page:Les Soirées de Médan.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
L’ATTAQUE DU MOULIN

irréguliers, partaient de chaque buisson ; et l’on n’apercevait toujours que les petites fumées, balancées mollement par le vent. Cela dura près de deux heures. L’officier chantonnait d’un air indifférent. Françoise et Dominique, qui étaient restés dans la cour, se haussaient et regardaient par-dessus une muraille basse. Ils s’intéressaient surtout à un petit soldat, posté au bord de la Morelle, derrière la carcasse d’un vieux bateau ; il était à plat ventre, guettait, lâchait son coup de feu, puis se laissait glisser dans un fossé, un peu en arrière, pour recharger son fusil ; et ses mouvements étaient si drôles, si rusés, si souples, qu’on se laissait aller à sourire en le voyant. Il dut apercevoir quelque tête de Prussien, car il se leva vivement et épaula ; mais, avant qu’il eût tiré, il jeta un cri, tourna sur lui-même et roula dans le fossé, où ses jambes eurent un instant le roidissement convulsif des pattes d’un poulet qu’on égorge. Le petit soldat venait de recevoir une balle en pleine poitrine. C’était le premier mort. Instinctivement, Françoise avait saisi la main de Dominique et la lui serrait, dans une crispation nerveuse.

— Ne restez pas là, dit le capitaine. Les balles viennent jusqu’ici.

En effet, un petit coup sec s’était fait entendre dans le vieil orme, et un bout de branche tombait en se balançant. Mais les deux jeunes gens ne bougèrent pas, cloués par l’anxiété du spectacle. À la lisière du bois, un Prussien était brusquement sorti de derrière un arbre comme d’une coulisse, battant l’air de ses bras et tombant à la renverse. Et rien ne bougea plus, les deux morts semblaient dormir au grand soleil, on ne voyait toujours personne dans la campagne alour-