Page:Les Soirées de Médan.djvu/278

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Qu’avait-elle à craindre, après tout ? On respecte généralement les morts. Que le hasard de son voyage funèbre lui fît traverser un détachement armé, le pis qu’il pût lui arriver était qu’on fouillât le chariot : Allemands ou Français, corps réguliers ou uhlans, ou francs-tireurs, se découvriraient devant un cercueil et la laisseraient passer librement, en lui présentant les armes. Pas d’autre danger, en somme, que celui des maraudeurs isolés, traînards, déserteurs ou paysans avides ! Elle avait entendu parler de cette écume malfaisante que deux armées en campagne soulèvent toujours à leur suite ; de ces corbeaux humains qui, le lendemain d’une affaire, s’abattent sur le champ de bataille pour détrousser les cadavres, qui achèvent les blessés afin de les fouiller plus à l’aise. Contre ces lâches, quelle que fût leur nationalité, elle avait un revolver. Sa main droite s’enfonça dans la grande poche de sa pelisse, pour le palper : il y était toujours ! Elle se sentit très rassurée.

Puis, le cours de ses pensées changea. Ce n’était plus elle qui courait ainsi la nuit, seule, sur les grands chemins ! Mais, une autre, une femme extraordinaire, qu’elle avait quelquefois rêvée, vivant d’une vie qu’elle n’avait jamais vécue. Et l’incroyable de l’aventure, l’invraisemblance de cette réalité, la faisait par moments rire d’un vague rire intérieur.

Cette femme extraordinaire, tout enfant, ne lui était-elle pas apparue dans les quatre-vingts pièces délabrées du château de Plémoran. Son oncle, lui, le vieux marquis, à l’humeur taciturne, passait encore, malgré son âge, des trois jours de suite à la chasse, restait des mois entiers sans lui parler. Démesurément grande, sèche et anguleuse, laide et mal habil-