Page:Les Soirées de Médan.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui semblait grandir et se modifier en même temps qu’elle.

D’abord, son enfance sans jeux avait longtemps joué avec cette petite sœur du rêve. Puis, vers quatorze ans, lorsqu’elle se cachait pour lire des romans de chevalerie dérobés dans la bibliothèque, la petite sœur s’était changée en une belle châtelaine héroïque, inspirant de nobles passions, aimée par de purs chevaliers qui tombaient mortellement frappés en baisant une mèche de cheveux. La beauté de la belle châtelaine héroïque était faite de cent traits divers empruntés à toutes les Plémoran de plusieurs siècles accrochées dans la galerie des portraits : l’élégante sveltesse de sa taille descendait de la raideur hiératique de telle contemporaine de Philippe-Auguste ; elle possédait les grands yeux cerclés de bistre de celle-ci, qui avaient fait sensation à la cour de Louis XIII ; et le teint de lis et de rose de celle-là, relevé par une mouche, comme on en portait sous la Régence, et le noble port de tête de cette autre, et le nez, un peu busqué, de toute cette rangée ; enfin, de cette dernière, l’adorable cou de cygne impitoyablement tranché un jour par le couperet du docteur Guillotin. Aussi, de quatorze à dix-neuf ans, la belle vie ! Trivulce, son éducation terminée, vivait à Paris à sa guise, en attendant l’heure de son mariage arrêté d’avance avec sa cousine germaine. Le marquis, les jambes percluses, ne bougeait de son grand fauteuil, parlait peu, n’admettait d’autres soins ni d’autre compagnie que celle d’un vieux serviteur septuagénaire. Sa tante avait joint à ses stations dans la chapelle l’élevage des perruches et des petits chiens. Alors elle avait joui de la plus grande liberté. Quelles