Page:Les Soirées de Médan.djvu/281

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chevauchées folles dans les profondeurs des bois ou le long de la falaise, escortée seulement de loin par deux gardes-chasse. Elle aimait aussi passionnément la lecture. La nuit surtout, quand tout dormait depuis longtemps dans le château : elle, blottie dans son large lit à colonnes, la grande lampe sur la table de nuit ! Le vent avait beau mugir par les fentes des portes avec des plaintes d’âme en peine. Les douces heures rapides, où l’immobilité du corps rendait sa pensée plus ailée ! La vivante et féconde solitude, peuplée d’intenses visions ! Que de fois, ayant enfin soufflé sa bougie, elle avait dû tirer les lourds rideaux de son lit, afin de ne pas voir la lumière du jour naissant. Il est vrai qu’elle ne se réveillait alors qu’au premier coup de cloche sonnant le déjeuner et qu’elle descendait en retard, les yeux battus, très pâle. Mais sa tante, qui n’avait jamais fini de bichonner sa petite meute, descendait plus tard qu’elle. À la longue, la bibliothèque entière y avait passé.

Dans un vieux Robinson Crusoë, dont il manquait des pages, l’empreinte du pied de « Vendredi » l’avait fait palpiter. Elle avait lu deux fois tout Walter Scott, et une histoire des Croisades interminable, et des romans moyen-âge ; puis, des récits de voyages merveilleux, la conquête du Mexique par Fernand Cortez. Atala, René, et les Natchez avaient noyé son esprit dans une brume poétique, au milieu de laquelle, subitement, un coup de clarté : la lecture d’un volume dépareillé de la Comédie humaine ! Ensuite, elle s’était jetée sur le théâtre : rien compris à un Shakspeare traduit par Ducis ! Racine l’avait ennuyée ! mais elle avait fait des trouvailles d’émotion dans Corneille. Molière l’avait fait rire sans la passionner, à un âge