Page:Les français peints par eux-même, Tome I, 1876.djvu/329

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à madame son épouse ou se livrer au plaisir, que pour donner une leçon aux petits éventés du jour, et faire une croisade en faveur de la muse Terpsi-shore, comme il dit. On annonce la pastourelle… Oh ! voyez comme il se recueille avant de partir, comme il dessine et creuse profondément chaque pas, comme il sculpte chaque figure !... Que de grâces, que d’érudition ! rien n’est omis : pas de basque, jetées battues, ronds de jambes, balancé, entrechat, ailes de pigeon…. Oh ! tenez, regardez comme il arrondit amoureusement la parabole d’un geste gracieux pour offrir la main à sa danseuse ! On dirait (dirait M. de Pongerville) une nymphe émue se penchant pour cueillir un lis dans un vallon !...

Le bal où le gniaffe sait briller de tant d’éclat, est ordinairement un bal de noces où des relations honorables l’ont appelé ; et le plus souvent il a lieu, comme en ce cas, à la barrière, A LA GARDE MEURE, ou au COQ HARDI.

Après le gniaffe angora, mystérieux fantôme toujours enveloppé d’ombre et de solitude, dont nous avons essayé (peut-être les premiers) de soulever un coin du voile dont il recouvre et sa vie, et son labeur, et sa face morose, vient immédiatement une autre figure, non moins typique, mais plus connue, plus rebattue, plus vulgaire, plus exploitée, plus exploitable. Au lieu d’une vie à l’écart et ténébreuse, c’est le plein soleil que cette autre recherche ; c’est la foule, c’est le passage, c’est le sable mouvant ! Le carreleur (cordonnier rustique et ambulant) qui prend des goûts sédentaires, le semainier sur ses vieux jours ; le gniaffe vulgaire, mais hors d’âge et décrépit, fournissent le plus souvent le sujet en question, j’entends le gniaffe à échoppe, le savetier.

Celui-ci, pareil à l’hirondelle de bon présage, suspend son nid à toutes les murailles ; et il n’est pas de rue, de bord de chemin, d’impasse, de voie, d’arche, d’égout, de redent, de recoin, d’allée, d’entrée de cave, de porte condamnée, où il ne soit.

Mais tandis que Progné ambitionne les hauts toits, les créneaux, la tourelle, l’aigle les pics pour son aire ; que la giroflée inonde le chaperon de ses parfums et de ses fleurs, lui, humble hyssope, timide fumeterre, pauvre vergiss-mein-nicht, il veut le pied du mur ; il habite à l’ombre de la borne et se mire dans le ruisseau. Et quel ruisseau, ô mon dieu ! que n’est-ce au moins celui de la prairie ?

L’échoppe dans laquelle se loge ce porte-balle parvenu ou cette royauté délabrée, se compose communément d’une boîte dont l’un des côtés et le fond sont formés par la localité. Une porte latérale y donne accès ; en hiver, un châssis de serre-chaude, garni de vitres de papier et de quelques carreaux de verre, clôt la devanture. La taille de l’édifice est au-dessous de l’humaine ; le pignon, à hauteur d’estomac ; et si par hasard, accompagnant du geste sa parole, cet homme voulait dire avec feu, j’entends feu M. de Mirabeau ou feu M. Chasse-Bœuf de Volney : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux, levons-nous, que sont-ils ? » ou avec le bonhomme Richard : « Un manant sur ses pieds vaut mieux qu’un gentilhomme à genoux, » comme M. Victor Hugo, qui, selon notre ami Théophile Gautier, crève les plafonds de son crâne géant, il se briserait la tête en passant au travers, et prendrait sa maison à son cou, comme dit paillasse.

Là dedans, tantôt chaste Suzanne entre les deux vieillards, le savetier trône solitairement entre deux baquets de science ; tantôt heureux époux, il dit à sa douce compagne : « Madame, sede ad dextris meis… » Quelquefois encore, le commerce, elle est si bonne qu’il ne peut tout faire par ses mains, qu’il devient un grand producteur, qu’il se voit obligé d’exploiter son semblable, la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, de boire la sueur de l’ouvrier, de s’engraisser de la substance du peuple, et alors son auvent se remplit d’hommes à ses gages, de un à trois, rangés à la suite l’un de l’autre, en front de bandière, comme des marguilliers d’honneur sur leur banc.

La légende qui avertit le bon passant de ce