Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 01.djvu/28

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et mettent plus de temps à produire une seule figure qu’eux plusieurs et dans plusieurs œuvres. D’où il apparaît que leur grande valeur tient plus à la qualité et à la durée de la matière, aux aides qu’il faut employer, et au temps qu’il faut mettre, qu’à l’excellence de l’art lui-même. Quant à eux, ils mettent un prix infiniment plus grand dans le don vivant et merveilleux qu’Alexandre le Grand fit à Apelle, pour son œuvre excellente et pleine de génie, quand, au lieu de grands trésors ou d’un rang élevé, il lui donna sa Campaspe très belle et très aimée, et il faut remarquer de plus qu’Alexandre était jeune, très épris d’elle et naturellement enclin aux passions amoureuses, roi tout à la fois et Grec ; qu’ils en tirent après le jugement qui leur convient. À ceux qui citent Pygmalion et d’autres monstres, indignes d’être des hommes, pour prouver la noblesse de leur art, on ne sait que répondre. Peut-on tirer une preuve de noblesse, soit d’une grande cécité d’esprit, soit d’une luxure effrénée ? De ce que je ne sais qui, au dire des sculpteurs, a fait la Sculpture d’or et la Peinture d’argent, les peintres s’inclineraient, s’il avait fait preuve d’autant de jugement que de richesse. Mais si célèbre que fût l’antique Toison d’or, elle n’en recouvrait pas moins un mouton inintelligent. Ni l’argument des richesses, ni ceux des désirs déshonnêtes, ne peuvent entrer en ligne de compte dans ce procès ; il faut regarder aux Lettres, au métier, à la valeur et au jugement. Les peintres ne répondent autre chose à la difficulté de se procurer des marbres ou des métaux que ce qui a déjà été dit ; cela provient de la pauvreté des sculpteurs et du peu de faveur des grands, et non pas d’un plus grand degré de noblesse de leur art. Quant aux grandes fatigues corporelles, aux dangers qui en résultent pour les sculpteurs et pour leurs œuvres, les peintres ne font qu’en rire, et répondent sans embarras que, si les fatigues plus grandes et les dangers prouvent plus de noblesse, l’art d’extraire les marbres des entrailles de la terre, en employant les coins, les leviers et les maillets, doit être plus noble que la sculpture, le métier de forgeron que celui de l’orfèvre et le métier de maçon que l’art de l’architecture. Ils disent ensuite que les vraies difficultés reviennent à l’esprit et non pas au corps, que les choses, qui de leur nature demandent des études et plus de savoir, sont infiniment plus nobles que celles qui ne mettent en jeu que la force corporelle, d’où il résulte que, les peintres, se targuant de l’excellence de leur esprit, ce premier degré d’honneur revient à la peinture. Aux sculpteurs suffisent les compas et les équerres pour retrouver et reporter toutes les proportions et mesures dont ils ont besoin, tandis qu’il est nécessaire aux peintres, d’abord de bien savoir employer les instru-