Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/219

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sur le terre-plein ainsi établi, on jeta des arcs très forts, en sorte que la construction vint reposer sans danger sur de nouvelles fondations, et sans qu’on pût craindre, à l’avenir, de déchirements.

Mais l’œuvre pour laquelle Fra Giocondo me paraît devoir être hautement loué et qui lui mérite la reconnaissance, non seulement des Vénitiens, mais encore du monde entier, est la suivante : Considérant que la durée de la république de Venise dépend en grande partie de ce que cette ville a été élevée, comme par miracle, dans le site inexpugnable de ses lagunes, mais que Venise courait le risque de voir disparaître les lagunes sous des atterrissements qui devaient, ou lui apporter un air pestilentiel et par conséquent la rendre inhabitable, ou, du moins, l’exposer à tous les dangers que courent les villes de terre ferme. Fra Giocondo songea au moyen de conserver les lagunes. Lorsqu’il l’eut trouvé, il avertit, la Seigneurie qu’elle eût à combattre sans retard un désastre que, d’après ce qui s’était déjà produit sur certains points, rien ne serait capable d’empêcher lorsque, quelques années plus tard, elle s’apercevrait de son erreur. Par ses raisonnements, il éveilla l’inquiétude de la Seigneurie qui convoqua les ingénieurs et les architectes les plus habiles qui fussent alors en Italie ; ils émirent de nombreux avis et présentèrent une foule de projets, mais celui de Fra Giocondo fut reconnu le meilleur et mis à exécution. On commença donc un canal qui détourna dans les lagunes de Chioggia les deux tiers ou tout au moins la moitié des eaux de la Brenta[1]. Ainsi ce fleuve empêcha les atterrissements de se former autour de Venise, comme cela est arrivé à Chioggia, dont les lagunes ont été comblées, au point que l’on voit aujourd’hui de vastes campagnes là où les eaux coulaient autrefois, pour la plus grande richesse d’ailleurs de la ville de Venise. Aussi quantité de personnes s’accordent à reconnaître, avec le magnifique Messer Luigi Cornaro, que ces atterrissements que l’on voit à Chioggia se seraient produits, et peut-être en plus grande quantité, à Venise, avec un dommage incroyable et pour ainsi dire la ruine de cette ville.

Peu d’années après l’achèvement de cette œuvre sainte, un incendie réduisit en cendres le quartier du Rialto[2], où sont les dépôts des plus précieuses marchandises, et pour ainsi dire le trésor de la ville,

  1. Le canal de la Brenta, commencé en 1488, était terminé en 1495 par l’ingénieur Alessio Aleardi. Fra Giocondo fut appelé à Venise en 1506 pour donner son avis sur une dérivation de la Brenta ; mais il paraît que ses projets ne furent pas adoptés et qu’on s’en tint à ceux d’Aleardi.
  2. En 1513.