Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/220

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ce qui arriva précisément à l’époque où la république était réduite aux plus dures extrémités par des guerres continuelles et par la perte de la plupart de ses possessions de terre ferme. La Seigneurie ne savait quel parti prendre ; mais, comme la réédification de ce quartier était de la plus haute importance, elle résolut de l’exécuter à tout prix. Afin que cette entreprise fût digne de la grandeur et de la magnificence de la république, elle demanda un projet à Fra Giocondo, dont le talent lui était connu[1]. Ce projet était grandiose et devait être complété par la reconstruction en pierre du pont du Rialto, mais il ne fut pas mis à exécution pour deux motifs. D’abord la république, épuisée par la guerre, manquait d’argent ; ensuite, dit-on, un gentilhomme fort influent de la maison Valereso, poussé peut-être par quelque intérêt particulier, protégea, au préjudice de Fra Giocondo, un certain Maestro Zamfragnino[2], qui avait travaillé pour lui et qui serait encore vivant. Ce Zamfragnino, digne du nom ridicule qu’il porte, fit le dessin de cet horrible bâtiment que l’on voit aujourd’hui et que bien des gens ne peuvent regarder sans douleur et sans honte. Cruellement blessé de voir combien la faveur des grands peut être plus puissante que le mérite et faire préférer les élucubrations d un goujat à ses admirables conceptions, Fra Giocondo s’éloigna de Venise et ne consentit jamais à y retourner, bien qu’on le lui ait souvent et instamment demandé. Il était doué d’un génie universel et se livrait à l’étude de la botanique et de l’agriculture, avec non moins de succès qu’à celle des autres sciences. Il mena constamment une digne et sainte vie et compta parmi ses amis les écrivains les plus distingués de son temps, entre autres Budée, Sannazar, Alde Manuce et toute l’Académie de Rome. Il eut pour disciple Jules-César Scaliger, l’un des plus célèbres littérateurs de nos jours.

Fra Giocondo mourut dans un âge très avancé[3] ; mais, comme l’époque et le lieu de sa mort me sont inconnus, je ne puis dire où il fut enterré.

Si nous admettons, ce qui est vrai, que Vérone et Florence ont entre elles beaucoup de ressemblance, non seulement par leur situation et par leurs coutumes, mais encore par le nombre infini d’hommes de génie qu’elles ont produits l’une et l’autre, dans toutes les professions, en ne nous occupant pas de la littérature, qui n’est pas notre fait

  1. Il présenta un projet le 5 mars 1514.
  2. Scarpagni, dit le Scarpagnino.
  3. À Rome, le 1er juillet 1515.