Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/81

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nombreux miracles par suite de la vénération que lui portent beaucoup de fidèles. Giorgione travailla également ailleurs, à Castelfranco et dans le pays Trévisan ; il fit beaucoup de portraits pour les princes italiens, portraits qui ont été envoyés en pays étranger comme œuvres dignes de prouver que, si la Toscane a toujours été abondamment pourvue de grands maîtres, les pays voisins des monts n’ont pas toujours été moins favorisés du ciel.

On raconte que du temps qu’Andréa Verrocchio faisait sa statue équestre en bronze[1], Giorgione causait un jour avec quelques sculpteurs qui voulaient que la sculpture surpassât la peinture, comme pouvant montrer dans une même figure diverses positions et divers points de vue, suivant qu’on tournait autour, tandis que la peinture ne pouvait montrer qu’une seule partie d’une figure. Giorgione était d’avis que, dans une peinture, on peut montrer, sans qu’on ait à tourner autour et d’un seul point de vue, toutes les attitudes que peut prendre un homme, chose que la sculpture ne peut faire qu’en modifiant le site et le point de vue, en sorte qu’il n’y en a plus un seul, mais plusieurs. Il leur dit donc qu’il voulait, avec une seule figure peinte, en montrer le devant, le derrière et les deux côtés, ce qui leur fit se creuser le cerveau et il l’exécuta ainsi. Il peignit un homme nu, vu de dos et placé devant une fontaine d’eau limpide dans laquelle sa partie antérieure se reflétait. À son côté gauche était un corselet bruni, dont il s’était dépouillé, et qui donnait son profil vu de gauche, parce que dans le brillant de ces armes se reflétait toute chose. De l’autre côté se trouvait un miroir dans lequel on voyait l’autre profil de cette figure nue, idée originale et d’une belle invention, par laquelle il montrait ce qu’il voulait prouver et qui lui valut les éloges de tous. Il fit encore le portrait de Caterina, reine de Chypre[2], que j’ai vu jadis chez Messer Giovan Cornaro.

Pendant que Giorgione travaillait à sa gloire et à celle de sa patrie, et tandis qu’il se réunissait souvent avec ses amis pour faire de la musique, il s’éprit d’une femme, et tous deux se livrèrent avec ardeur à leur amour. Mais, en 1511, elle fut atteinte de la peste, et Giorgione, toujours assidu auprès d’elle, ne tarda pas à succomber à la contagion. Sa mort, à l’âge de 34 ans, affligea profondément ses amis, à qui son grand mérite le rendait cher, et fut une perte pour le monde entier[3].

Il laissa deux excellents élèves : Sebastiano Viniziano, qui eut plus

  1. C’est-à-dire la statue du Colleone. Ce récit paraît invraisemblable, Giorgone avait dix ans en 1488.
  2. Peinture perdue.
  3. Ses restes furent portés, en 1638, dans l’église San Liberale de Castelfranco.