Page:Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 02.djvu/86

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debout et tenant son Fils dans ses bras, et dans l’église de Santo Spirito, il fit, dans la chapelle de Gino Capponi, une Visitation de la Vierge entre deux saints[1]. Après la mort de Cosimo, il montra toute la bizarrerie de son imagination, travaillant continuellement enfermé, et ne voulant pas qu’on s’occupât ni de ses chambres, ni de son jardin.

Dans sa jeunesse, à cause de ses idées extravagantes et originales, il fut très employé dans les mascarades du carnaval et les jeunes nobles florentins l’aimaient beaucoup parce qu’il avait augmenté la richesse et l’invention de ce genre de divertissements. Parmi ces fêtes, je veux succinctement en signaler une qui fut conduite par Piero, déjà sur le retour de l’âge[2], et qui fut remarquable, non par sa gaieté, mais par tout ce qu’elle avait d’horrible et d’inattendu. Ce fut un char de la Mort, qu’il avait secrètement édifié, dans la salle du Pape[3]; rien n’en avait transpiré, on l’apprit et on le vit en même temps. Sur un char énorme, tiré par des buffles, tout noir, semé d’ossements et de croix blanches, se tenait une Mort, très grande, la faux à la main, et entourée de tombeaux fermés. À chaque station où le cortège s’arrêtait pour chanter, les tombeaux s’ouvraient, et l’on en voyait sortir des personnages couverts d’une toile sombre sur laquelle étaient peintes toutes les parties du squelette en blanc sur fond noir. Puis, apparaissaient de loin des masques à tête de mort, armés de torches, dont la pâle lueur était non moins horrible ni épouvantable à voir. Tous ces morts, au son de trompettes sourdes et rauques, sortaient de leurs sépulcres, et, s’asseyant sur le bord, chantaient, d’une voix triste et languissante, cette chanson aujourd’hui si réputée : Dolor, pianto e penitenza. Devant et derrière le char, s’avançaient un grand nombre de morts sur certains chevaux choisis avec soin parmi les plus maigres et les plus décharnés qu’on eût pu trouver, et couverts de housses noires avec des croix blanches. Chacun avait quatre estafiers, couverts de linceuls, avec des torches noires et une grande bannière noire semée de croix et d’ossements. Derrière le cortège s’avançaient dix bannières noires, et, pendant toute la marche, la procession chantait, en mesure et d’une voix tremblante, le psaume Miserere. Ce rude spectacle remplit la ville de terreur et d’admiration, tant par sa sévérité que par sa nouveauté, et Piero, qui en était l’auteur, en tira une grande renommée. Il fut cause que, depuis, chaque année voit éclore une invention

  1. Tableau perdu.
  2. Pendant le carnaval de 1511.
  3. À Santa Maria Novella, édifiée en 1418, pour y recevoir Martin V.