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de Fernand Mendez Pinto.

vent ſeroit vn peu fauorable, d’y entrer dedans. Mais helas ! nous fuſmes ſi mal heureux, que nous ne puſmes voir ce dequoy nous auions vn ſi grand deſir. Car enuiron les dix heures, comme nous eſtions ſur le poinct de nous mettre à table, nous n’euſmes pas pluſtoſt diſne en intention de faire voile, que nous viſmes venir ſur la riuiere vn grand Iunco auec les trinquets, la mezaine, qui s’eſgalant à nous, & recognoiſſant que nous eſtions Portugais, fort peu de nombre, & noſtre vaiſſeau petit, fila ſon cable, le laiſſant dériuer ſur nous en mer, iuſqu’à ce qu’il fut eſgal à noſtre prouë du coſté des tribords : lors ceux qui eſtoient dedans nous ietterent des crampõs attachez a deux groſſes chaines de fer fort longues. Ainſi comme leur vaiſſeau eſtoit grand, & le noſtre petit nous demeuraſmes accrochez par le leur. Apres qu’ils nous eurent accrochez de cette ſorte, voila que nous viſmes ſortir de deſſous leur tillac enuiron 70. ou 80. Mahumetans qui s’y eſtoient cachez iuſqu’à lors, parmy leſquels il y auoit auſſi des Turcs. A meſme temps il ſe fit vn grand cry parmy eux, & il nous ietterent quantité de pierres, de dards & de lances, qui tomboient ſi dru deſſus nous, qu’il ſembloit que ce fût de la greſle, tellement que de ſeize Portugais que nous eſtions, il en demeura 12. ſur la place auec 36. autres, tant garçons que Mariniers. Quant à nous 4. Portugais, apres nous eſtre ſauuez d’vne ſi meſchante rencontre, nous nous iettaſmes tous dans la mer, où il y en euſt vn de noyé, & nous trois qui reſtions, gaignaſmes la terre le mieux que nous pûmes, & ainſi fort bleſſez que nous eſtions, & paſſans à trauers la vaſe où nous enfondrions iuſqu’à my-corps, nous allâmes nous cacher dans le bois. Cependant les Mahumetans du Iunco entrez dans le noſtre, n’eſtant pas contents du maſſacre qu’ils auoient fait des noſtres, tous forcenez de rage, tuerent encore ſix ou ſept garçons qu’ils treuuerent bleſſez ſur le tillac, ſans vouloir donner la vie à pas vn d’eux. Cela fait, ils embarquerent dans leur Iunco toute la marchandiſe de noſtre vaiſſeau, puis y firent vn grand trou, par le moyen duquel ils le coulerent à fonds. Alors ils laiſſerent leur ancre dans la mer, & les crampons auec leſquels ils nous auoient