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de Fernand Mendez Pinto.

lement que nous faiſions deſia noſtre compte d’acheuer à paſſer en ce lieu, ce peu d’heures que nous eſperions de viure. Le lendemain qui eſtoit le 7. iour de noſtre deſaſtre, enuiron Soleil couchant, nous viſmes venir à la rame à mont la riuiere, vne grande barque chargée de ſel, & qui ne fut pas ſi toſt pres de nous, que nous nous proſternaſmes à terre, prians ceux qui eſtoient dedans de nous venir prendre. Eux bien eſtonnez de nous voir, s’arreſterent incontinent, & ſe mirent à nous conſiderer, comme gens qui s’eſtonnoient fort de nous voir ainſi à genoux, & les mains leuées au Ciel, comme ſi nous euſſiõs eſté en prieres. Neantmoins ſans nous reſpondre autrement, ils firent mine de vouloir ſuiure leur route, ce qui nous obligea derechef de les prier à haute voix, & les larmes aux yeux, de ne point ſouffrir qu’à faute de ſecours, il nous aduint de mourir miſerablement en ce lieu. Alors au bruit de nos cris, & nos gemiſſemens, il ſortit de deſſous le tillac de la barque vne vieille femme, dont le regard plein de grauité la faiſoit paroiſtre telle que nous la recogneuſmes depuis. Nous voyant en ſi pitoyable eſtat, & bleſſez comme nous eſtions, touchée de noſtre deſaſtre, & des playes que nous luy monſtrions, elle prit en main vn baſton dont elle frappa quatre ou cinq fois les Mariniers, à cauſe qu’ils refuſoient de nous prendre. Par ce moyen elle fit approcher la barque de terre, où ſe ietterent incontinent quatre ou cinq des gens du Nauire, qui par le commandement qu’elle leur en fit, nous chargerent ſur leurs eſpaules, & nous mirent dans la barque. Cette honorable femme bien faſchée de nous voir ainſi bleſſez, & couuerts de chemiſes & calçons tous enſanglantez & fangeux, les fit incontinent lauer, & apres nous auoir fait bailler à chacun vn linge pour nous couurir, elle voulut que nous fuſſions aſſis aupres d’elle. Puis commandé qu’elle euſt qu’on nous apportaſt à manger, elle meſme nous en preſentant de ſa propre main, Mangez, mangez, nous diſt-elle, pauures eſtrangers, & ne vous affligez point de vous voir reduits en l’equipage où vous eſtes ; car moy, que vous voyez maintenant, & qui ne ſuis qu’vne femme, qui n’ay pas atteint encore l’aage de 50. ans, il n’y en a pas ſix que ie me ſuis