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Voyages Aduentureux

veuë eſclaue, & volée de plus de cent mille ducats de mon bien. Ce n’eſt pas le tout encore, à cette infortune a eſté iointe la mort de trois fils que i’auois, & celle de mon mary que ie tenois plus cher que les yeux dont ie le regardois. Yeux, helas ! auec leſquels ie vis mettre en pieces par les trompes des Elephans du Roy de Siam, tant le pere comme les fils, enſemble deux freres & vn gendre que i’auois. I’ay mené touſiours depuis vne vie außi triſte que languiſſante, & à tous ces deſplaiſirs en ont ſuccedé beaucoup d’autres encore plus grands. Car par vne impitoyable fortune i’ay veu trois miennes filles à marier, enſemble mes pere & mere, & trente-deux de mes parens, nepueux, couſins, iettez en des fournaiſes ardentes, durant lequel temps leurs gemiſſemens & leur cris eſtoient ſi grands qu’ils perçoient le Ciel, afin que Dieu les ſecouruſt en la violence de ce tourment inſuportable. Mais helas ! l’enormité de mes pechez a bouché ſans doute les oreilles à l’infinie clemence du Seigneur des Seigneurs, afin qu’il n’ouyſt cette derniere requeſte, qui me ſembloit ſi iuſte & ſi legitime, en quoy toutesfois ie me ſuis trompée, puis qu’il n’y a rien de plus aſſeuré que ce qu’il plaiſt à ſa diuine Maieſté ordonner. A ce diſcours nous luy reſpondiſmes, que les pechez que nous auions auſſi commis contre luy, eſtoient cauſe de noſtre infortune. Puiſque cela eſt, nous repliqua elle, meſlant ſes larmes aux noſtres, il eſt touſiours bon d’aduoüer en vos aduerſitez, que les touches de la main de Dieu ſont bien vrayes, pource qu’en cette verité, enſemble en vne confeſſion de bouche, en vn deſplaiſir de l’auoir offencé, & en vne ferme reſolution de n’y plus retourner, conſiſte tout le remede de vos trauaux & des miens. Nous ayants ainſi entretenus ſur ſon infortune, elle s’enquiſt de nous, des cauſes de la noſtre, & de quelle façon nous auions eſté reduits en ce miſerable eſtat. Là deſſus nous luy racontaſmes comme le tout s’eſtoit paſſé, ſans que nous euſſions peu recognoiſtre ny celuy qui nous auoit ainſi mal traictez, ny le ſuiet qui l’auoit obligé à le faire. A cela les ſiens reſpondirent, que le grand Iunco dont nous parlions eſtoit à vn Mahumetan Guzarate de nation, nommé Coia Acem, qui ce meſme matin eſtoit ſorty de la riuiere chargé de breſil, pour s’en aller en l’Iſle d’Ainan. A ces mots cette bonne Dame frappant ſa poictrine, & faiſant paroiſtre qu’elle eſtoit