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parce que nous ne savons pas ce qui doit arriver. — Comment, s’écria Léandro Perez, les démons ignorent l’avenir ? — Assurément, répartit le diable ; les personnes qui se fient à nous là-dessus sont de grandes dupes. C’est ce qui fait que les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font tant faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les événements futurs. Nous ne savons que le passé et le présent. J’ignore donc si le magicien s’apercevra bientôt de mon absence ; mais j’espère que non. Il y a plusieurs fioles semblables à celle où j’étais enfermé : il ne soupçonnera pas qu’elle y manque. Je vous dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de droit dans la bibliothèque d’un financier : il ne pense point à moi ; et quand il y penserait, il ne me fait jamais l’honneur de m’entretenir, c’est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis le temps qu’il me tient prisonnier, il n’a pas daigné me parler une seule fois.

— Quel homme ! dit don Cléofas. Qu’avez-vous donc fait pour vous attirer sa haine ? — J’ai traversé un de ses desseins, répartit Asmodée. Il y avait une place vacante dans certaine académie : il prétendait qu’un de ses amis l’eût ; je voulais la faire donner à un autre. Le magicien fit un talisman composé des plus puissants caractères, de la cabale ; moi, je mis mon homme au service d’un grand ministre, dont le nom l’emporta sur le talisman. »

Après avoir parlé de cette sorte, le démon ramassa toutes les pièces de la fiole cassée, et les jeta par la fenêtre : « Seigneur Zambullo, dit-il ensuite à l’écolier, sauvons-nous au plus vite : prenez le bout de mon manteau et ne craignez rien. » Quelque périlleux que parût ce parti à don Cléofas, il aima mieux l’accepter que de demeurer exposé au ressentiment du magicien, et il s’accrocha le mieux qu’il put au diable, qui l’emporta dans le moment.


CHAPITRE III

Dans quel endroit le diable boiteux transporta l’écolier, et des premières choses qu’il lui fit voir.


Asmodée n’avait pas vanté sans raison son agilité. Il fendit l’air comme une flèche décochée avec violence, et s’alla percher sur la tour de San-Salvador. Dès qu’il eût pris pied, il dit à son compagnon : « Hé bien, seigneur Léandro, quand on dit d’une rude voiture que c’est une voiture de diable, n’est-il pas vrai que cette façon de parler est fausse ? — Je viens d’en vérifier la fausseté, répondit poliment Zambullo ; je puis assurer que c’est une voiture plus douce qu’une litière, et avec cela si diligente, qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer sur la route.

— Oh ça, reprit le démon, vous ne savez pas pourquoi je vous amène ici ? je prétends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid ; et comme je veux débuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un endroit plus propre à l’exécution de mon dessein. Je vais par mon pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgré les ténèbres de la nuit, le dedans va se découvrir à vos yeux. » À ces mots, il ne fit simplement qu’étendre le bras droit, et aussitôt tous les toits disparurent. Alors l’écolier vit comme en plein midi l’intérieur des maisons, de même, dit Luis Velez de Guévara [1], qu’on voit le dedans d’un pâté dont on vient d’ôter la croûte.


Le spectacle était trop nouveau pour ne pas attirer son attention toute entière. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversité des choses qui l’environnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiosité. « Seigneur don Cléofas, lui dit le diable, cette confusion d’objets que vous regardez avec plaisir est, à la vérité, très agréable à contempler ; mais ce n’est qu’un amusement frivole. Il faut que je vous le rende utile ; et pour vous donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous découvrir les motifs de leurs actions, et vous révéler jusqu’à leurs plus secrètes pensées.

« Par où commencerons-nous ? Observons d’abord dans cette maison, à main droite, ce vieillard qui compte de l’or et de l’argent. C’est un bourgeois avare. Son carrosse, qu’il a eu presque pour rien à l’inventaire d’un alcalde de Corte, est tiré par deux mauvaises mules qui sont dans son écurie, et qu’il nourrit suivant la loi des douze tables, c’est-à-dire qu’il leur donne tous les jours à chacune une livre d’orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs esclaves. Il y a deux ans qu’il est revenu des Indes, chargé d’une grande quantité de lingots qu’il a changés en espèces. Admirez ce vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses richesses : il ne peut s’en rassasier. Mais prenez garde en même temps à ce qui se passe dans une petite salle de la même maison. Y remarquez-vous deux jeunes garçons avec une vieille femme ? — Oui, répondit Cléofas. Ce sont apparemment ses enfants. — Non, reprit le diable, ce sont ses neveux qui doivent en hériter, et qui, dans l’impatience où ils sont de partager ses dépouilles, ont fait venir secrètement une sorcière, pour savoir d’elle quand il mourra.

« J’aperçois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants : l’un est une coquette surannée qui se couche, après avoir laisse ses cheveux, ses

  1. L’auteur du diable boiteux espagnol.