Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/27

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l’apothicaire, dit Zambullo, un homme qui se lève et s’habille à la hâte. — Malepeste ! répondit l’esprit, c’est un médecin qu’on appelle pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part d’un prélat qui, depuis une heure qu’il est au lit, a toussé deux ou trois fois.

« Portez la vue au-delà sur la droite, et tâchez de découvrir dans un grenier un homme qui se promène en chemise à la sombre clarté d’une lampe. — J’y suis, s’écria l’écolier, à telles enseignes que je ferais l’inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n’y a qu’un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout barbouillés de noir. — Le personnage qui loge si haut est un poëte, repris Asmodée ; et ce qui vous paraît noir, ce sont des vers tragiques de sa façon, dont il a tapissé sa chambre, étant obligé, faute de papier, d’écrire ses poëmes sur le mur.

— À le voir s’agiter et se démener, comme il fait en se promenant, dit don Cleophas, je juge qu’il compose quelque ouvrage d’importance. — Vous n’avez pas tort d’avoir cette pensée, répliqua le boiteux ; il mit hier la dernière main a une tragédie intitulée le Déluge universel. On ne saurait lui reprocher qu’il n’a point observé l’unité de lieu, puisque toute l’action se passe dans l’arche de Noé.

« Je vous assure que c’est une pièce excellente ; toutes les bêtes y passent comme des docteurs. Il a dessein de la dédier ; il y a six heures qu’il travaille à l’épître dédicatoire ; il en est à la dernière phrase en ce moment ; on peut dire que c’est un chef-d’œuvre que cette dédicace : toutes les vertus morales et politiques, toutes les louanges qu’on peut donner à un homme illustre par ses ancêtres et par lui-même, n’y sont point épargnées : jamais auteur n’a tant prodigué l’encens. — À qui prétend-il adresser un éloge si magnifique, reprit l’écolier ? — Il n’en sait rien encore, répartit le diable ; il a laisse le nom en blanc. Il cherche quelque riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié d’autres livres ; mais les gens qui payent des épîtres dédicatoires sont bien rares aujourd’hui ; c’est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés ; et par là ils ont rendu un grand service au public, qui était accablé de pitoyables productions d’esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dédicaces.

« À propos d’épîtres dédicatoires, ajouta le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu’on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant qu’on l’imprimât ; et ne s’y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d’en composer une de sa façon, et de l’envoyer à l’auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage.

— Il me semble, s’écria Léandro, que voilà des voleurs qui s’introduisent dans une maison par un balcon. — Vous ne vous trompez point, dit Asmodée ; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un banquier : suivons-les de l’œil ; voyons ce qu’ils feront. Ils visitent le comptoir ; ils fouillent partout ; mais le banquier les a prévenus ; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu’il avait d’argent dans ses coffres.

— Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une échelle de soie à un balcon. — Celui-là n’est pas ce que vous pensez, répondit le boiteux ; c’est un marquis qui tente l’escalade pour se couler dans la chambre d’une fille qui veut cesser de l’être. Il lui a juré très-légèrement qu’il l’épousera, et elle n’a pas manqué de se rendre à ses serments ; car, dans le commerce de l’amour, les marquis sont des négociants qui ont grand crédit sur la place.

— Je suis curieux, reprit l’écolier, d’apprendre ce que fait certain homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit avec application, et il y a près de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en écrivant. — L’homme qui écrit, répond le diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur très-reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur d’un pupille ; et la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le démon des greffiers. — Ce Griffaël, répliqua don Cleophas, n’occupe donc cet emploi que par intérim ? Puisque Flagel est l’esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son département ? — Non, répartit Asmodée ; les greffiers ont été jugés dignes d’avoir leur diable particulier, et je vous jure qu’il a de l’occupation de reste.

« Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier appartement. C’est une veuve ; et l’homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au second étage. Admirez la pudeur de cette veuve : elle ne veut pas prendre sa chemise devant son oncle : elle passe dans un cabinet pour se la faire mettre par un galant qu’elle y a caché.

« Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses parents, qui n’a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius, si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel, n’était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence dans Madrid le bachelier Donoso, est recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger ; c’est à qui l’aura. Il a un talent tout particulier pour réjouir les convives ; il fait les délices d’une table ; aussi va-t-il tous les jours dîner dans quelque bonne maison, d’où il ne revient qu’à deux heures