Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/42

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« Pendantnque ces cavaliers tenaient de semblables discours, Léonor, qui était à la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce que l’on disait. Elle avait d’abord été tentée de se montrer et de s’aller jeter au milieu des épées, sans savoir pourquoi. Marcelle l’en avait empêchée ; mais lorsque cette adroite duègne vit que les affaires se terminaient à l’amiable, elle jugea que la présence de sa maîtresse et la sienne ne gâteraient rien. C’est pourquoi elles parurent toutes deux le mouchoir à la main, et coururent en pleurant se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison, qu’après les avoir surprises la nuit dernière, il ne leur sût mauvais gré de la récidive ; mais il fit relever Léonor, et lui dit : « Ma fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux reproches ; puisque votre amant veut garder la foi qu’il vous a jurée, je consens d’oublier le passé.

« — Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j’épouserai Léonor ; et pour réparer encore mieux l’offense que je vous ai faite, pour vous donner une satisfaction plus entière, et à votre fils un gage de l’amitié que je lui ai vouée, je lui offre ma sœur Eugénie. — Ah ! seigneur, s’écria don Luis avec transport, que je suis sensible à l’honneur que vous faites à mon fils ! Quel père fut jamais plus content ? Vous me donnez autant de joie que vous m’avez causé de douleur. »

« Si le vieillard parut charmé de l’offre du comte, il n’en fut pas de même de don Pèdre : comme il était fortement épris de son inconnue, il demeura si troublé, si interdit, qu’il ne put dire une parole ; mais Belflor, sans faire attention à son embarras, sortit, en disant qu’il allait ordonner les apprêts de cette double union, et qu’il lui tardait d’être attaché à eux par des chaînes si étroites.

« Après son départ, don Luis laissa Léonor dans son appartement, et monta dans le sien avec don Pèdre, qui lui dit avec toute la franchise d’un écolier : « Seigneur, dispensez-moi, je vous prie, d’épouser la sœur du comte : c’est assez qu’il épouse Léonor. Ce mariage suffit pour rétablir l’honneur de notre famille. — Hé quoi ! mon fils, répondit le vieillard, auriez-vous de la répugnance à vous marier avec la sœur du comte ? — Oui, mon père, répartit don Pèdre ; cette union, je vous l’avoue, serait un cruel supplice pour moi, et je ne vous en cacherai point la cause. J’aime, ou, pour mieux dire, j’adore depuis six mois une dame charmante : j’en suis écouté ; elle seule peut faire le bonheur de ma vie.

« — Que la condition d’un père est malheureuse ! dit alors don Luis ; il ne trouve presque jamais ses enfants disposés à faire ce qu’il désire ; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une si forte impression ? — Je ne le sais point encore, lui répondit don Pèdre : elle a promis de me l’apprendre lorsqu’elle sera satisfaite de ma constance et de ma discrétion ; mais je ne doute pas que sa maison ne soit une des plus isiustres d’Espagne.

« — Et vous croyez, répliqua le vieillard en changeant de ton, que j’aurai la complaisance d’approuver votre amour romanesque ? Je souffrirai que vous renonciez au plus glorieux établissement que la fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidèle à un objet dont vous ne savez pas seulement le nom ? N’attendez point cela de ma bonté. Etouffez plutôt les sentiments que vous avez pour une personne qui est peut-être indigne de vous les avoir inspirés, et ne songez qu’à mériter l’honneur que le comte veut vous faire. — Tous ces discours sont inutiles, mon père, répartit l’écolier ; je sens que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue : rien ne sera capable de me détacher d’elle. Quand on me proposerait une infante…. — Arrêtez, s’écria brusquement don Luis, c’est trop insolemment vanter une constance qui excite ma colère. Sortez, et ne vous présentez plus devant moi que vous ne soyez prêt à m’obéir. »

« Don Pèdre n’osa répliquer à ces paroles de peur de s’en attirer de plus dures. Il se retira dans une chambre, où il passa le reste de la nuit à faire des réflexions autant tristes qu’agréables. Il pensait avec douleur qu’il allait se brouiller avec toute sa famille en refusant d’épouser la sœur du comte ; mais il en était tout consolé, lorsqu’il venait à se représenter que son inconnue lui tiendrait compte d’un si grand sacrifice. Il se flattait même qu’après une si belle preuve de fidélité, elle ne manquerait pas de lui découvrir sa condition, qu’il s’imaginait égale pour le moins à celle d’Eugénie.

« Dans cette espérance, il sortit dès qu’il fut jour, et alla se promener au Prado, en attendantnl’heure de se rendre au logis de dona Juana : c’est le nom de la dame chez qui il avait coutume d’entretenir tous les matins sa maîtresse. Il attendit ce moment avec beaucoup d’impatience ; et quand il fut venu, il courut au rendez-vous.

« Il y trouva l’inconnue, qui s’y était rendue de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona Juana, et qui paraissait agitée d’une vive douleur. Quel spectacle pour un amant ! Il s’approcha d’elle tout troublé, et, se jetant à ses genoux : « Madame, lui dit-il, que dois-je penser de l’état où je vous vois ? quel malheur m’annoncent ces larmes qui me percent le cœur ? — Vous ne vous attendez pas, lui répondit-elle, au coup fatal que j’ai à vous porter. La fortune cruelle va nous séparer pour jamais : nous ne nous verrons plus. »

« Elle accompagna ces paroles de tant de soupirs,