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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/43

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que je ne sais si don Pèdre fut plus touché des choses qu’elle disait, que de l’affliction dont elle paraissait saisie en les disant : « Juste ciel, s’écria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maître, peux-tu souffrir que l’on détruise une union dont tu connais l’innocence ! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-être de fausses alarmes. Est-il certain qu’on vous arrache au plus fidèle amant qui fut jamais ? suis-je en effet le plus malheureux de tous les hommes ? — Notre infortune n’est que trop assurée, répondit l’inconnue : mon frère, de qui ma main dépend, me marie aujourd’hui ; il vient de me le déclarer lui-même. — « Eh ! quel est cet heureux époux ? répliqua don Pèdre avec précipitation. Nommez-le moi, Madame ; je vais, dans mon désespoir…. — Je ne sais point encore son nom, interrompit l’inconnue ; mon frère n’a pas voulu m’en instruire ; il m’a dit seulement qu’il souhaitait que je visse le cavalier auparavant.

« — Mais, Madame, dit don Pèdre, vous soumettrez-vous sans résistance aux volontés d’un frère ? Vous laisserez-vous entraîner à l’autel sans vous plaindre d’un si cruel sacrifice ? Ne ferez-vous rien en ma faveur ? Hélas, je n’ai pas craint de m’exposer à la colère de mon père pour me conserver à vous : ses menaces n’ont pu ébranler ma fidélité, et, avec quelque rigueur qu’il puisse me traiter, je n’épouserai point la dame qu’on me propose, quoique ce soit un parti très-considérable. — Et qui est cette dame, dit l’inconnue ? — C’est la sœur du comte de Belflor, répondit l’écolier. — Ah ! don Pèdre, répliqua l’inconnue, en faisant paraître une extrême surprise, vous vous méprenez sans doute ; vous n’êtes point sûr de ce que vous dites. Est-ce en effet Eugénie, la sœur de Belflor, que l’on vous a proposée ?

« — Oui, Madame, répartit don Pèdre ; le comte lui-même m’a offert sa main. — Hé quoi ! s’écria-t-elle, il serait possible que vous fussiez ce cavalier à qui mon frère me destine ? — Qu’entends-je ! s’écria l’écolier à son tour, la sœur du comte de Belflor serait mon inconnue ! — Oui, don Pèdre, répartit Eugénie ; mais peu s’en faut que je ne croie plus l’être en ce moment, tant j’ai de peine à me persuader du bonheur dont vous m’assurez. »

« À ces mots, don Pèdre lui embrassa les genoux : ensuite il lui pris une de ses mains, qu’il baisa avec tous les transports que peut sentir un amant qui passe subitement d’une extrême douleur à un excès de joie. Pendantnqu’il s’abandonnait aux mouvements de son amour, Eugénie, de son côté, lui faisait mille caresses, qu’elle accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. « Que mon frère, disait-elle, m’eût épargné de peines, s’il m’eût nommé l’époux qu’il me destine ! Que j’avais déjà conçu d’aversion pour cet époux ! Ah ! mon cher don Pèdre ! que je vous ai haï ! — Belle Eugénie, répondait-il, que cette haine a de charmes pour moi ! Je veux la mériter en vous adorant toute ma vie. »

« Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les plus touchantes d’une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir comment l’écolier avait pu gagner l’amitié de son frère. Don Pèdre ne lui cacha point les amours du comte et de sa sœur, et lui raconta tout ce qui s’était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d’apprendre que son frère devait épouser la sœur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n’être pas sensible à cet heureux événement : elle lui en témoigna sa joie aussi bien qu’à don Pèdre, qui se sépara enfin d’Eugénie après être convenu avec elle qu’ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le comte.

« Don Pèdre s’en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à lui obéir, en fut d’autant plus réjoui qu’il attribua son obéissance à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu’ils reçurent un billet de sa part. Il leur mandait qu’il venait d’obtenir l’agrément du roi pour son mariage et pour celui de sa sœur, avec une charge considérable pour don Pèdre ; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu’il avait donnés pour cela s’exécutaient avec tant de diligence, que les préparatifs étaient déjà fort avancés. Il vint l’après-dînée confirmer ce qu’il leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.

« Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et Léonor ne se lassait point de l’embrasser. Pour don Pèdre, de quelques mouvements d’amour et de joie qu’il fût agité, il se contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur intelligence.

« Comme Belflor s’attachait particulièrement à observer sa sœur, il crut remarquer, malgré la contrainte qu’elle s’imposait, que don Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la pris un moment en particulier, et lui fit avouer qu’elle trouvait le cavalier fort à son gré. Il lui appris ensuite son nom et sa naissance, ce qu’il n’avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l’inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce qu’elle feignit d’entendre comme si elle l’eût ignoré.

« Enfin, après beaucoup de compliments de part et d’autre, il fut résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites ce soir et ne sont point encore achevées ; voilà pourquoi l’on se réjouit dans cette maison. Tout le monde s’y livre à la joie. La seule dame Marcelle n’a point de part à ces réjouissances : elle pleure en ce moment, tandis