Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/47

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« Au-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gste à un jeune cabaretier. — Encore un hôte de taverne ! s’écria Léandro ; ces sortes de gens-là veulent-ils donc empoisonner tout le monde ? — Celui-ci, repris Asmodée, n’est pas dans le même cas. On arrêta ce misérable avant-hier, et l’Inquisition le réclame aussi. Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa détention.

« Un vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutôt par sa patience, à l’emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues à Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On lui dit qu’il y avait à la vérité des chambres vides, mais qu’on ne pouvait lui en donner aucune, parce qu’il revenait toutes les nuits dans la maison un esprit qui maltraitait fort les étrangers, quand ils avaient la témérité d’y vouloir coucher. Cette nouvelle ne rebuta point le sergent. « Que l’on me mette, dit-il, dans la chambre qu’on voudra : donnez-moi de la lumière, du vin, une pipe et du tabac, et soyez sans inquiétude sur le reste : les esprits ont de la considération pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le harnais. »

« On mena le sergent dans une chambre, puisqu’il paraissait si résolu, et on lui porta tout ce qu’il avait demandé. Il se mit à boire et à fumer. Il était déjà plus de minuit, que l’esprit n’avait point encore troublé le profond silence qui régnait dans la maison : on eût dit qu’effectivement il respectait ce nouvel hôte ; mais entre une heure et deux le grivois entendit tout à coup un bruit horrible, comme de ferrailles, et vit bientôt entrer dans sa chambre un fantôme épouvantable, vêtu de drap noir, et tout ensortillé de chaînes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ému de cette apparition : il tira son épée, s’avança vers l’esprit, et lui en déchargea du plat sur la tête un assez rude coup.

« Le fantôme, peu accoutumé à trouver des hôtes si hardis, fit un cri, et, remarquant que le soldat se préparait à recommencer, il se prosterna très-humblement devant lui, en disant : « De grâce, seigneur sergent, ne m’en donnez pas davantage : ayez pitié d’un pauvre diable qui se jette à vos pieds pour implorer votre clémence ; je vous en conjure par saint Jacques, qui était comme vous un grand spadassin. — Si tu veux conserver ta vie, répondit le soldat, il faut que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans déguisement, ou bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passé fendaient les géants qu’ils rencontraient. » À ces mots, l’esprit, voyant à qui il avait affaire, prit le parti d’avouer tout.

« Je suis, dit-il au sergent, le maître garçon de ce cabaret : je m’appelle Guillaume ; j’aime Juanilla, qui est la fille unique du logis, et je ne lui déplais pas ; mais comme son père et sa mère ont en vue une alliance plus relevée que la mienne, pour les obliger à me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais ; je m’enveloppe le corps d’un long manteau noir, et je me pends au cou une chaîne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison, depuis la cave jusqu’au grenier, en faisant tout le bruit que vous avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre du maître et de la maîtresse, je m’arrête et m’écrie : N’espérez pas que je vous laisse en repos que vous n’ayez marié Juanilla avec votre maître garçon.

« Après avoir prononcé ces paroles d’une voix que j’affecte grosse et cassée, je continue mon carillon, et j’entre ensuite par une fenêtre dans un cabinet où Juanilla couche seule, et je lui rends compte de ce que j’ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je vous dis la vérité : je sais qu’après cet aveu vous pouvez me perdre, en apprenant à mon maître ce qui se passe ; mais si vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je vous jure que ma reconnaissance…. — Eh ! quel service peux-tu attendre de moi ? interrompit le soldat. — Vous n’avez, repris jeune homme, qu’à dire que vous avez vu l’esprit, et qu’il vous a fait si grand peur…. — Comment, ventrebleu, grand peur ! interrompit encore le grivois ; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador aille dire qu’il a eu peur ! J’aimerais mieux que cent mille diables m’eussent…. — Cela n’est pas absolument nécessaire, interrompit à son tour Guillaume ; et après tout, il m’importe peu de quelle façon vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein : lorsque j’aurai épousé Juanilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler tous les jours pour rien, vous et tous vos amis. — Vous êtes séduisant, monsieur Guillaume, s’écria le grivois ; vous me proposez d’appuyer une fourberie ; l’affaire ne laisse pas d’être sérieuse ; mais vous vous y prenez d’une manière qui m’étourdit sur les conséquences. Allez, continuez de faire du bruit et d’en rendre compte à Juanilla : je me charge du reste. »

« En effet, dès le lendemain matin, le sergent dit à l’hôte et à l’hôtesse : « J’ai vu l’esprit, je l’ai entretenu ; il est très-raisonnable. « Je suis, m’a-t-il dit, le bisaïeul du maître de ce cabaret. J’avais une fille que je promis au père du grand-père de son garçon : néanmoins, au mépris de ma foi, je la mariai à un autre, et je mourus peu de temps après : je souffre depuis ce temps-là ; je porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que quelqu’un de ma race n’ait épousé une personne de la famille de Guillaume : c’est pourquoi