Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/49

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face enfantine ; et cette eau incomparable sert de fontaine de jouvence à trois dames du palais, qui se sont jointes ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crédit, ou, si vous voulez, sur son eau, qu’il s’est endormi tranquillement, dans l’espérance qu’à son réveil il recevra l’agréable nouvelle de son élargissement.

— J’aperçois sur un grabat dans la même chambre, dit l’écolier, un autre homme qui dort, ce me semble, aussi d’un sommeil paisible : il faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise. — Elle est fort délicate, répondit le démon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaien qui s’est enrichi d’un coup d’escopète, et voici comment : Il y a quinze jours que, chassant dans une forêt avec son frère aîné, qui jouissait d’un revenu considérable, il le tua, par malheur, en tirant sur des perdreaux. — L’heureux quiproquo pour un cadet ! s’écria don Cléofas en riant. — Oui, repris Asmodée ; mais les collatéraux, qui voudraient bien s’approprier la succession du défunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu’ils accusent d’avoir fait le coup pour devenir unique héritier de sa famille. Il s’est de lui-même constitué prisonnier, et il paraît si affligé de la mort de son frère, qu’on ne saurait s’imaginer qu’il ait eu intention de lui ôter la vie. — Et n’a-t-il effectivement rien à se reprocher là-dessus que son peu d’adresse ? répliqua Léandro. — Non, répartit le boiteux ; il n’a pas eu une mauvaise volonté ; mais lorsqu’un fils aîné possède tout le bien d’une maison, je ne lui conseille pas de chasser avec son cadet.

« Examinez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit réduit auprès du gentilhomme de Biscaïe, s’entretiennent aussi gaiement que s’ils étaient en liberté. Ce sont deux véritables picaros. Il y en a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un détail de ses espiégleries ; c’est un nouveau Guzmann d’Alfarache ; c’est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet à son chapeau.

« Il n’y a pas trois mois qu’il était dans cette ville page du comte d’Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter.

« Ce garçon, nommé Domingo, reçut un jour, chez le comte, cent coups de fouet, que l’écuyer de salle, autrement le gouverneur des pages, lui fit rudement appliquer, pour certain tour d’habileté qui le méritait. Il eut longtemps sur le cœur cette petite correction-là, et il résolut de s’en venger. Il avait remarqué plus d’une fois que le seigneur don Côme, c’est le nom de l’écuyer, se lavait les mains avec de l’eau de fleur d’orange, et se frottait le corps avec des pâtes d’œillets et de jasmin ; qu’il avait plus de soin de sa personne qu’une vieille coquette, et qu’enfin c’était un de ces fats qui s’imaginent qu’une femme ne saurait les voir sans les aimer. Cette remarque lui fournit une idée de vengeance, qu’il communiqua à une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin pour l’exécution de son projet, et dont il était tellement ami, qu’il ne pouvait le devenir davantage.

« Cette suivante, appelée Floretta, pour avoir la liberté de lui parler plus aisément, le faisait passer pour son cousin dans la maison de dona Luziana sa maîtresse, dont le père était alors absent. Le malin Domingo, après avoir instruit sa fausse parente de ce qu’elle avait à faire, entra un matin dans la chambre de don Côme, où il trouva cet écuyer qui essayait un habit neuf, se regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmé de sa figure. Le page fit semblant d’admirer ce Narcisse, et lui dit avec un feint transport : « En vérité, seigneur don Côme, vous avez la mine d’un prince. Je vois tous les jours des grands superbement vêtus ; cependantn malgré leurs riches habits, ils n’ont pas votre prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, étant votre serviteur autant que je le suis, je vous considère avec des yeux trop prévenus en votre faveur : mais, franchement, je ne vois point à la cour de cavalier que vous n’effaciez. »

« L’écuyer sourit à ce discours, qui flattait agréablement sa vanité, et répondit en faisant l’aimable : « Tu me flattes, mon ami, ou bien il faut en effet que tu m’aimes, et que ton amitié me prête des grâces que la nature m’a refusées. — Je ne le crois pas, répliqua le flatteur ; car il n’y a personne qui ne parle de vous aussi avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de qualité. »

« Don Côme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit. « Comment ! reprit le page ; elle s’étendit sur la richesse de votre taille, sur l’agrément qu’on voit répandu dans toute votre personne ; et ce qu’il y a de meilleur, c’est qu’elle me dit considemment que dona Luziana, sa maîtresse, prenait plaisir à vous regarder au travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa maison.

« — Qui peut être cette dame, dit l’écuyer, et où demeure-t-elle ? — Quoi ! répondit Domingo, vous ne savez pas que c’est la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin ? — Ah ! je suis à présent au fait, repris don Côme. Je me souviens d’avoir ouï vanter le bien et la beauté de cette Luziana ; c’est un excellent parti. Mais serait-il possible que je me fusse attiré son attention ? — N’en doutez pas, répartit le page ; ma cousine me l’a dit : quoique soubrette, ce n’est point une menteuse, et je vous réponds d’elle comme de moi-même. —