Aller au contenu

Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la messe, ma mante s’ouvrit un instant, et que vous me vîtes ; je vous examinai par curiosité : vous eûtes toujours les yeux attachés sur moi. Quand je sortis, je crois que vous ne manquâtes pas de me suivre pour apprendre qui j’étais, et dans quelle sue je faisais ma demeure. Je dis je crois, parce que je n’osai tourner la tête pour vous observer : mon mari, qui m’accompagnait, aurait pris garde à cette action, et m’en eût fait un crime. Le lendemain et les jours suivants, je retournai dans la même église, je vous revis, et je remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgré votre déguisement.

« — Hé bien, Madame, répliqua don Garcie, il faut me démasquer : oui, je suis un homme épris de vos charmes ; c’est don Garcie Pacheco que l’amour introduit ici sous cet habillement. — Et vous espérez sans doute, repris Aurore, qu’approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part à entretenir mon mari dans son erreur ? mais c’est ce qui vous trompe ; je vais lui découvrir tout ; il y va de mon honneur et de mon repos ; d’ailleurs, je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir que sa vigilance est moins sûre que ma vertu, et que tout jaloux, tout défiant qu’il est, je suis plus difficile à surprendre que lui. »

« À peine eût-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine parut, et vint se mêler à la conversation. « De quoi vous entretenez-vous, Mesdames ? leur dit-il. » Aurore repris aussitôt la parole : « Nous parlions, répondit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux époux ; et je disais que si quelqu’un de ces galants était assez téméraire pour s’introduire chez vous sous quelque déguisement, je saurais bien punir son audace.

« — Et vous, Madame, repris Zanubio en se tournant vers don Garcie, de quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas ? » Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu’il ne savait que répondre au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si dans ce moment un valet ne fût venu lui dire qu’un homme arrivé de Madrid demandait à lui parler. Il sortit pour aller s’informer de ce qu’on lui voulait.

« Alors don Garcie se jeta aux pieds d’Aurore, et lui dit : « Ah ! Madame, quel plaisir prenez-vous à m’embarrasser ? Seriez-vous assez barbare pour me livrer au ressentiment d’un époux furieux ? — Non, Pacheco, répondit-elle en souriant ; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles : rassurez-vous ; j’ai voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela : ce n’est pas trop vous faire acheter la complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici. » À des paroles si consolantes, don Garcie sentit évanouir toute sa crainte, et conçut des espérances qu’Aurore eut la bonté de ne pas démentir.

« Un jour qu’ils se donnaient tous deux, dans l’appartement de Zanubio, des marques d’une amitié réciproque, le capitaine les surpris : quand il n’aurait pas été le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle inconnue était un cavalier déguisé. À ce spectacle, il devint furieux ; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets ; mais pendantnce temps-là, les amants s’échappèrent, fermèrent par dehors les portes de l’appartement à double tour, emportèrent les clefs, et gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Garcie avait laisse son valet de chambre et deux bons chevaux. Là, il quitta ses habits de fille, pris Aurore en croupe, et la conduisit à un couvent où elle le pria de la mener, et où elle avait une tante Supérieure ; après cela, il s’en retourna à Madrid attendre la suite de cette aventure.

« CependantnZanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde : un valet accourt à sa voix ; mais, trouvant les portes fermées, il ne peut les ouvrir. Le capitaine s’efforce de les briser, et n’en venant point à bout assez vite à son gré, il cède à son impatience, se jette brusquement par une fenêtre avec ses pistolets à la main : il tombe à la renverse, se blesse la tête, et demeure étendu par terre sans connaissance. Ses domestiques arrivèrent, et le portèrent dans une salle sur un lit de repos : ils lui jetèrent de l’eau au visage ; enfin, à force de le tourmenter, ils le firent revenir de son évanouissement ; mais il repris sa fureur avec ses esprits : il demande où est sa femme ; on lui répond qu’on l’a vue sortir avec la dame étrangère par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitôt qu’on lui rende ses pistolets ; on est obligé de lui obéir : il fait seller un cheval, il part sans songer qu’il est blessé, et prend un autre chemin que celui des amants. Il passa la journée à courir en vain, et s’étant arrêté la nuit dans une hôtellerie de village pour se reposer, la fatigue et sa blessure lui causèrent une fièvre avec un transport au cerveau qui pensa l’emporter.

« Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce village ; ensuite il retourna dans sa terre, où, sans cesse occupé de son malheur, il perdit insensiblement l’esprit. Les parents d’Aurore n’en furent pas plus tôt avertis, qu’ils le firent amener à Madrid pour l’enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où ils ont résolu de la laisser quelques années pour punir son indiscrétion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se prendre qu’à eux.