Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/60

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« Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est le seigneur don Blaz Desdichado, cavalier plein de mérite : la mort de son épouse est cause qu’il est dans la situation déplorable où vous le voyez. — Cela me surprend, dit don Cléofas. Un mari que la mort de sa femme rend insensé ! je ne croyais pas qu’on pût pousser si loin l’amour conjugal. — N’allons pas si vite, interrompit Asmodée ; don Blaz n’est pas devenu fou de douleur d’avoir perdu sa femme : ce qui lui a troublé l’esprit, c’est que, n’ayant point d’enfants, il a été obligé de rendre aux parents de la défunte cinquante mille ducats qu’il reconnaît, dans son contrat de mariage, avoir reçus d’elle.

— Oh ! c’est une autre affaire, répliqua Léandro : je ne suis plus étonné de son accident. Et dites-moi, s’il vous plaît, quel est ce jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui s’arrête de moment en moment pour faire des éclats de rire en se tenant les côtés ? voilà un fou bien gai. — Aussi, répartit le boiteux, sa folie vient d’un excès de joie. Il était portier d’une personne de qualité, et comme il appris un jour la mort d’un riche contador dont il se trouvait l’unique héritier, il ne fut point à l’épreuve d’une si joyeuse nouvelle ; la tête lui tourna.

« Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la guitare, et qui l’accompagne de sa voix : c’est un fou mélancolique, un amant que les rigueurs d’une dame ont réduit au désespoir, et qu’il a fallu enfermer. — Ah ! que je plains celui-là, s’écria l’écolier ; permettez que je déplore son infortune : elle peut arriver à tous les honnêtes gens ; si j’étais épris d’une beauté cruelle, je ne sais si je n’aurais pas le même sort. — À ce sentiment, reprit le démon, je vous reconnais pour un vrai Castillan : il faut être né dans le sein de la Castille, pour se sentir capable d’aimer jusqu’à devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres ; et si vous voulez savoir la différence qu’il y a entre un Français et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu’il vient de composer tout à l’heure.

CHANSON

ESPAGNOLE.

Ardo y lloro sin sossiego : Llorando y ardiendo tanto, Que ni el llanto apaga el suego, Ni el suego consume el llanto.

(Je brûle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes.)

« C’est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa dame ; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas ces jours passés.

CHANSON

FRANÇAISE.

L’objet qui règne dans mon cœur Est toujours insensible à mon amour fidèle ; Mes soins, mes soupirs, ma langueur Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle. Ô ciel ! est-il un sort plus affreux que le mien ? Ah ! puisque je ne puis lui plaire, Je renonce au jour qui m’éclaire : Venez, mes chers amis, m’enterrer chez Paien.

« Ce Paien est apparemment un traiteur, dit don Cléofas ? — Justement, répondit le diable. Continuons, examinons les autres fous. — Passons plutôt aux femmes, répliqua Léandro, je suis impatient de les voir. — Je vais céder à votre impatience, répartit l’esprit ; mais il y a ici deux ou trois infortunés que je suis bien aise de vous montrer auparavant : vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur.

« Considérez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage pâle et décharné qui grince les dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre : c’est un honnête homme né sous un astre si malheureux, qu’avec tout le mérite du monde, quelques mouvements qu’il se soit donnés pendantnvingt années, il n’a pu parvenir à s’assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un très-petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l’arithmétique, au haut de la roue de la Fortune.

« Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé pour n’avoir pu supporter l’ingratitude d’un homme de la cour qu’il a servi pendantnsoixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien : il se contentait de faire parler ses services et son assiduité ; mais son maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu’on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser : il ne lui a laisse que ce qu’il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère et parmi les fous.

« Je ne veux plus vous en faire observer qu’un : c’est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous Voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre ; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler : ce n’était chez lui tous les jours que festins ; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n’a pas été content qu’il n’ait mangé avec eux son petit fait. — Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu’il ne soit devenu fou de regret de s’être si sottement ruiné. — Tout au contrair