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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/66

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n’avait que quarante ans. Après qu’il l’eut interrogée, il s’adressa à la fille : « Et vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous ? — Passons aux autres questions, Monsieur le commissaire, lui répondit-elle ; on ne doit point nous demander cela. — Vous n’y pensez pas, repris-il ; ignorez-vous qu’en justice…— Oh ! il n’y a justice qui tienne, interrompit brusquement la fille ; eh ! qu’importe à la justice de savoir quel âge j’ai ? ce ne sont pas ses affaires. — Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre déposition, si votre âge n’y est pas ; c’est une circonstance requise. — Si cela est absolument nécessaire, répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon âge en conscience. »

« Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depuis longtemps. « Avant son mariage, répondit-elle. — J’ai donc mal coté votre âge, repris-il ; car je ne vous ai donné que vingt-huit ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariée. — Hé bien ! s’écria la fille, écrivez donc que j’en ai trente : j’ai pu à un an connaître la veuve. — Cela ne serait pas régulier, répliquait-il ; ajoutons-en une douzaine. — Non pas, s’il vous plaît, dit-elle ; tout ce que je puis faire pour contenter la justice, c’est d’y mettre encore une année ; mais je n’y mettrais pas un mois avec, quand il s’agirait de mon honneur. »

« Lorsque les deux déposantes furent sorties de chez le commissaire, la femme dit à la fille : « Admirez, je vous prie, ce nigaud qui nous croit assez sottes pour lui aller dire notre âge au juste : c’est bien assez vraiment qu’il soit marqué sur les registres de nos paroisses, sans qu’il l’écrive encore sur ses papiers, afin que tout le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous d’entendre lire en plein barreau : Madame Richard, âgée de soixante et tant d’années ; et Mademoiselle Perinelle, âgée de quarante-cinq ans, déposent telles et telles choses ? Pour moi, je me moque de cela ; j’ai supprimé vingt années à bon compte : vous avez fort bien fait d’en user de même.

« — Qu’appelez-vous de même ? répondit la fille d’un ton brusque ; je suis votre servante ! je n’ai tout au plus que trente-cinq ans. — Hé ! ma petite, répliqua l’autre d’un air malin, à qui le dites-vous ? Je vous ai vue naître : je parle de longtemps. Je me souviens d’avoir vu votre père ; lorsqu’il mourut il n’était pas jeune, et il y a près de quarante ans qu’il est mort. — Oh ! mon père, mon père, interrompit avec précipitation la fille, irritée de la franchise de la femme, quand mon père épousa ma mère, il était déjà si vieux qu’il ne pouvait plus faire d’enfants. »

« Je remarque dans une maison, poursuivit l’esprit, deux hommes qui ne sont pas raisonnables : l’un est un enfant de famille qui ne saurait garder d’argent ni s’en passer : il a trouvé un bon moyen d’en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achète des livres, et dès qu’il est à sec, il s’en défait pour la moitié de ce qu’ils lui ont coûté. L’autre est un peintre étranger qui fait des portraits de femmes : il est habile ; il dessine correctement ; il peint à merveille et attrape la ressemblance ; mais il ne flatte point, et il s’imagine qu’il aura la presse. Inter stultos referatur.

— Comment donc, dit l’écolier, vous parlez latin ! — Cela doit-il vous étonner ? répondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de langues : je sais l’hébreu, le turc, l’arabe et le grec ; cependantnje n’en ai pas l’esprit plus orgueilleux ni plus pédantesque : j’ai cet avantage sur vos érudits.

« Voyez dans ce grand hôtel, à main gauche, une dame malade, qu’entourent plusieurs femmes qui la veillent : c’est la veuve d’un riche et fameux architecte, une femme entêtée de noblesse. Elle vient de faire son testament : elle a des biens immenses qu’elle donne à des personnes de la première qualité qui ne la connaissent seulement pas : elle leur fait des legs à cause de leurs grands noms. On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme qui lui a rendu des services considérables : « Hélas ! non, a-t-elle répondu d’un air triste, et j’en suis fâchée : je ne suis point assez ingrate pour refuser d’avouer que je lui ai beaucoup d’obligation ; mais il est roturier : son nom déshonorerait mon testament. »

— Seigneur Asmodée, interrompit Léandro, apprenez-moi, de grâce, si ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme à mériter d’être ici ! — Il le mériterait sans doute, répondit le démon : ce personnage est un vieux licencié qui lit une épreuve d’un livre qu’il a sous la presse. — C’est apparemment quelque ouvrage de morale ou de théologie, dit don Cléofas. — Non, répartit le boiteux, ce sont des poésies gaillardes qu’il a composées dans sa jeunesse : au lieu de les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de son vivant, de peur qu’après sa mort ses héritiers ne soient tentés de les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n’en ôtent tout le sel et l’agrément.

« J’aurais tort d’oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié : elle est si persuadée qu’elle plaît aux hommes, qu’elle met tous ceux qui lui passent au nombre de ses amants. Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là ; il a une folie fort singulière : s’il v

☞ ugalement, ce n’est ni par mortification, ni par sobriété : s’il se passe d’équipage, ce n’est point