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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/67

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par avarice. — Hé ! pourquoi donc ménage-t-il son revenu ? — C’est pour amasser de l’argent. — Qu’en veut-il faire ? des aumônes ? — Non : il achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux. Et vous croyez que c’est pour en jouir pendantnsa vie ? Vous vous trompez : c’est uniquement pour en parer son inventaire.

— Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo : y a-t-il au monde un homme de ce caractère-là ? — Oui, vous dis-je, reprit le diable, il a cette manie : il se fait un plaisir de penser qu’on admirera son inventaire. A-t-il acheté, par exemple, un beau bureau ? Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble, afin qu’il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le marchander après sa mort.

« Passons à un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou : c’est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid, avec une riche succession que son père, qui était auditeur de l’audience de Madrid, lui a laissee. Sa conduite est assez extraordinaire : on le voit toute la journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue quelque charge importante : il n’en souhaite aucune et ne demande rien. Hé quoi ! me direz-vous, il n’irait dans cet endroit-là simplement que pour faire sa cour ? Encore moins : il ne parle jamais au ministre ; il n’en est pas même connu, et ne se soucie nullement de l’être. — Quel est donc son but ? — Le voici : il voudrait persuader qu’il a du crédit.

— Le plaisant original ! s’écria l’écolier en éclatant de rire ; c’est se donner bien de la peine pour peu de chose ; vous avez raison de le mettre au rang des fous à enfermer. — Oh ! repris Asmodée, je vais vous en montrer beaucoup d’autres qu’il ne serait pas juste de croire plus sensés. Considérez dans cette grande maison, où vous apercevez tant de bougies allumées, trois hommes et deux femmes autour d’une table : ils ont soupé ensemble, et jouent présentement aux cartes pour achever de passer la nuit, après quoi ils se sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers : ils s’assemblent régulièrement tous les soirs et se quittent au lever de l’aurore, pour aller dormir jusqu’à ce que les ténèbres reviennent chasser le jour : ils ont renoncé à la vue du soleil et des beautés de la nature. Ne dirait-on pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu’on leur rende les derniers devoirs ? — Il n’est pas besoin d’enfermer ces fous-là, dit don Cléofas, ils le sont déjà.

— Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j’aime et qui m’affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d’une pâte de ma façon : c’est un vieux bachelier qui idolâtre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d’une jolie dame, sans remarquer qu’il vous écoute avec un extrême plaisir : si vous lui dites qu’elle a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d’ivoire, un teint d’albâtre ; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des élans de volupté. Il y a deux jours qu’en passant dans la sue d’Alcala, devant la boutique d’un cordonnier de femmes, il s’arrêta tout court pour regarder une petite pantoufle qu’il y aperçut : après l’avoir considérée avec plus d’attention qu’elle n’en méritait, il dit d’un air pâmé à un cavalier qui l’accompagnait : « Ah ! mon ami, voilà une pantoufle qui m’enchante l’imagination ! Que le pied pour lequel on l’a faite doit être mignon ! je prends trop de plaisir à la voir ; éloignons-nous promptement : il y a du péril à passer par ici. »

— Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Léandro Perez. — C’est juger sainement de lui, reprit le diable, et l’on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d’auditeur qui, parce qu’il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé de se servir d’un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents qui possède une dignité d’un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres et quatre belles mules qu’il a chez lui.

« Je découvre dans le voisinage de l’auditeur et du bachelier un homme à qui l’on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous. C’est un cavalier de soixante ans qui fait l’amour à une jeune femme : il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l’entretenant des bonnes fortunes qu’il a eues dans ses beaux jours : il veut qu’elle lui tienne compte d’avoir autrefois été aimable.

« Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous, un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d’Espagne : ce vieux seigneur est dans son quatorzième lustre ; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi : tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l’on était surtout charmé du goût qu’il y avait dans la manière dont il s’habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode qui change tous les jours dans son pays ; mais ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’il s’imagine avoir encore aujourd’hui les mêmes grâces qu’on lui trouvait dans sa jeunesse.

— Il n’y a point à hésiter, dit don Cléofas ; plaçons ce seigneur français parmi les personnes qui sont dignes d’être pensionnaires dans la casa de los locos. — J’y retiens une loge, reprit le démon,