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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/68

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pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l’hôtel du comte : c’est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer.

« J’y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n’a pas plus tôt un ducat qu’il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d’espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu’elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui la recherchait. « Tu as donc d’autre argent ? lui dit-il ; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles ? — Hé ! mais, répondit-elle, j’ai encore, outre cela, deux cents ducats. — Deux cents ducats ! répliqua-t-il avec émotion ; malpeste ! Tu n’as qu’à me les donner à moi : je t’épouse, et nous voilà quitte à quitte. » Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.

« Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font leur résidence. L’un est un comte qui se pique d’aimer les belles-lettres ; l’autre est son frère le licencié, et le troisième un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point : ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n’a soin que de se louer ; son frère le loue et se loue aussi lui-même ; mais le bel esprit est chargé de trois soins : de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.

« Encore deux places, l’une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n’ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardinière, pour avoir soin d’une douzaine de fleurs qu’il a dans son jardin. L’autre pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comique, disait l’autre jour à quelques-uns de ses camarades : « Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession : oui, j’aimerais mieux n’être qu’un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente. »

« De quelque côté que je tourne la vue, continua l’esprit, je ne découvre que des cerveaux malades. J’aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d’avoir des entretiens secrets avec la fille d’un grand, qu’il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui s’imaginait être gendre de Scylla parce qu’il était bien avec la fille de ce dictateur : cette comparaison est d’autant plus juste, que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c’est-à-dire un rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui.

« On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à tous ceux dont l’abord lui était désagréable. Je revois dans ce vieux président Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent par mois ; et Marsœus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille, qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu’il a près de l’Escurial. »

Asmodée allait poursuivre ; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s’arrêta, et dit à don Cléofas : « Il y a au bout de cette sue des musiciens qui vont donner une sérénade à la fille d’un alcalde de corte : si vous voulez voir cette fête de près, vous n’avez qu’à parler. — J’aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo ; approchons-nous de ces symphonistes : peut-être y a-t-il des voix parmi eux. » Il n’eut pas achevé ces mots, qu’il se trouva sur une maison voisine de l’alcalde.

Les joueurs d’instruments jouèrent d’abord quelques airs italiens, après quoi deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets suivants.

1er

COUPLET.

Si de tu hermosura quieres Una copia con mil gracias, Escucha, porque pretendo El pintar la.

(Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre beauté, écoutez-moi, car je prétends en faire le portrait.)

2e

COUPLET.

Es tu frente toda nieve Y el alabastro batallas Ofreciò al Amor, haziendo En ella vaya.

(Votre visage tout de neige et d’albâtre a fait des défis à l’amour qui se moquait de lui.)

3e

COUPLET.

Amor labrò de tus cejas Dos arcos para su aljava, Y debaxo ha descubierto Quien le mata.

(L’amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son carquois ; mais il a découvert dessous qui le sue.)

4e

COUPLET.

Eres dueña de el lugar, Vandolera de las almas, Iman de les alvedrios, Linda alhaja.

(Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l’aimant des désirs, un joli bijou.)

5e

COUPLET.

Un rasgo de tu hermosura Quisiera yo retratar la. Que es estrella, es cielo, es sol : No, es sino el alva.

(Je voudrais d’un seul trait peindre votre beauté : c’est une étoile, un ciel, un soleil : non, ce n’est qu’une aurore.)