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TURCARET,


COMÉDIE.


ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.


LA BARONNE, MARINE.


MARINE.

Encore hier deux cents pistoles ?

LA BARONNE.

Cesse de me reprocher…

MARINE, l’interrompant.

Non, madame, je ne puis me taire ; votre conduite est insupportable.

LA BARONNE.

Marine !

MARINE.

Vous mettez ma patience à bout.

LA BARONNE.

Eh ! comment veux-tu donc que je fasse ? Suis-je femme à thésauriser ?

MARINE.

Ce seroit trop exiger de vous ; et cependant je vous vois dans la nécessité de le faire.

LA BARONNE.

Pourquoi ?

MARINE.

Vous êtes veuve d’un colonel étranger qui a été tué en Flandre, l’année passée. Vous aviez déjà mangé le petit douaire qu’il vous avoit laissé en partant, et il ne vous restoit plus que vos meubles, que vous auriez été obligée de vendre, si la fortune propice ne vous eût fait faire la précieuse conquête de M. Turcaret le traitant. Cela n’est-il pas vrai, madame ?

LA BARONNE.

Je ne dis pas le contraire.

MARINE.

Or, ce M. Turcaret, qui n’est pas un homme fort aimable, et qu’aussi vous n’aimez guère, quoique vous ayez dessein de l’épouser, comme il vous l’a promis, M. Turcaret, dis-je, ne se presse pas de vous tenir parole, et vous attendez patiemment qu’il accomplisse sa promesse, parce qu’il vous fait tous les jours quelque présent considérable : je n’ai rien à dire à cela. Mais ce que je ne puis souffrir, c’est que vous soyez coiffée d’un petit chevalier joueur qui va mettre à la réjouissance les dépouilles du traitant. Eh ! que prétendez-vous faire de ce chevalier.

LA BARONNE.

Le conserver pour ami. N’est-il pas permis d’avoir des amis ?

MARINE.

Sans doute, et de certains amis encore dont on peut faire son pis-aller. Celui-ci, par exemple, vous pourriez fort bien l’épouser, en cas que M. Turcaret vînt à vous manquer ; car il n’est pas de ces chevaliers qui sont consacrés au célibat et obligés de courir au secours de Malte. C’est un chevalier de Paris ; il fait ses caravanes dans les lansquenets.

LA BARONNE.

Oh ! je le crois un fort honnête homme.

MARINE.

J’en juge tout autrement. Avec ses airs passionnés, son ton radouci, sa face minaudière, je le crois un grand comédien ; et ce qui me confirme dans mon opinion, c’est que Frontin, son bon valet Frontin, ne m’en a pas dit le moindre mal.

LA BARONNE.

Le préjugé est admirable ! et tu conclus de là ?

MARINE.

Que le maître et le valet sont deux fourbes qui s’entendent pour vous duper ; et vous vous laissez surprendre à leurs artifices, quoiqu’il y ait déjà du temps que vous les connoissiez. Il est vrai que depuis votre veuvage il a été le premier à vous offrir brusquement sa foi ; et cette façon de sincérité