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l’a tellement établi chez vous qu’il dispose de votre bourse comme de la sienne.

LA BARONNE.

Il est vrai que j’ai été sensible aux premiers soins du chevalier. J’aurois dû, je l’avoue, l’éprouver avant que de lui découvrir mes sentiments, et je conviendrai, de bonne foi, que tu as peut-être raison de me reprocher tout ce que je fais pour lui.

MARINE.

Assurément ; et je ne cesserai point de vous tourmenter, que vous ne l’ayez chassé de chez vous ; car enfin, si cela continue, savez-vous ce qui en arrivera ?

LA BARONNE.

Eh ! quoi ?

MARINE.

M. Turcaret saura que vous voulez conserver le chevalier pour ami ; et il ne croit pas, lui, qu’il soit permis d’avoir des amis. Il cessera de vous faire des présents, il ne vous épousera point ; et si vous êtes réduite à épouser le chevalier, ce sera un fort mauvais mariage pour l’un et pour l’autre.

LA BARONNE.

Tes réflexions sont judicieuses, Marine ; je veux songer à en profiter.

MARINE.

Vous ferez bien ; il faut prévoir l’avenir. Envisagez dès à présent un établissement solide. Profitez des prodigalités de M. Turcaret, en attendant qu’il vous épouse. S’il y manque, à la vérité on en parlera un peu dans le monde ; mais vous aurez, pour vous en dédommager, de bons effets, de l’argent comptant, des bijoux, de bons billets au porteur, des contrats de rente, et vous trouverez alors quelque gentilhomme capricieux, ou malaisé, qui réhabilitera votre réputation par un bon mariage.

LA BARONNE.

Je cède à tes raisons, Marine ; je veux me détacher du chevalier, avec qui je sens bien que je me ruinerois à la fin.

MARINE.

Vous commencez à entendre raison. C’est là le bon parti. Il faut s’attacher à M. Turcaret, pour l’épouser, ou pour le ruiner. Vous tirerez du moins, des débris de sa fortune, de quoi vous mettre en équipage, de quoi soutenir dans le monde une figure brillante, et quoi que l’on puisse dire, vous lasserez les caquets, vous fatiguerez la médisance, et l’on s’accoutumera insensiblement à vous confondre avec les femmes de qualité.

LA BARONNE.

Ma résolution est prise, je veux bannir de mon cœur le chevalier. C’en est fait, je ne prends plus de part à sa fortune, je ne réparerai plus ses pertes, il ne recevra plus rien de moi.

MARINE, voyant paroître Frontin.

Son valet vient ; faites-lui un accueil glacé. Commencez par là ce grand ouvrage que vous méditez.

LA BARONNE.

Laisse-moi faire.




Scène II.


LA BARONNE, MARINE, FRONTIN.


FRONTIN, à la baronne.

Je viens de la part de mon maître et de la mienne, madame, vous donner le bonjour.

LA BARONNE, d’un air froid.

Je vous en suis obligé, Frontin.

FRONTIN, à Marine.

Et mademoiselle Marine veut bien aussi qu’on prenne la liberté de la saluer ?

MARINE, d’un air brusque.

Bonjour et bon an.

FRONTIN, à la baronne en lui présentant un billet.

Ce billet que M. le chevalier vous écrit vous instruira, madame, de certaine aventure…

MARINE, bas à la baronne.

Ne le recevez pas.

LA BARONNE, prenant le billet des mains de Frontin.

Cela n’engage à rien, Marine… Voyons, voyons ce qu’il me mande.

MARINE, à part.

Sotte curiosité !

LA BARONNE, lisant.

« Je viens de recevoir le portrait d’une comtesse. Je vous l’envoie et vous le sacrifie ; mais vous ne devez point me tenir compte de ce sacrifice, ma chère baronne. Je suis si occupé, si possédé de vos charmes, que je n’ai pas la liberté de vous être infidèle. Pardonnez, mon adorable, si je ne vous en dis pas davantage ; j’ai l’esprit dans un accablement mortel. J’ai perdu cette nuit tout mon argent, et Frontin vous dira le reste.

le chevalier. »
MARINE, à Frontin.

Puisqu’il a perdu tout son argent, je ne vois pas qu’il y ait du reste à cela.

FRONTIN.

Pardonnez-moi. Outre les deux cents pistoles que madame eut la bonté de lui prêter hier, et le peu d’argent qu’il avoit d’ailleurs, il a encore perdu mille écus sur parole ; voilà le reste. Oh ! diable, il n’y a pas un mot inutile dans les billets de mon maître.