Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/108

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comme à un enfant de quinze mois. Il s’acharna sur les entrées, et ne fit pas moins d’honneur aux petits-pieds. Quand il se fut bien empiffré, la béate lui détacha sa serviette, lui remit son oreiller et ses coussins ; puis, le laissant dans son fauteuil goûter tranquillement le repos qu’on prend d’ordinaire après le dîner, nous desservîmes, et nous allâmes manger à notre tour.

Voilà de quelle manière dînait tous les jours notre chanoine, qui était peut-être le plus grand mangeur du chapitre. Mais il soupait plus légèrement : il se contentait d’un poulet ou d’un lapin, avec quelques compotes de fruits. Je faisais bonne chère dans cette maison : j’y menais une vie très douce. Je n’y avais qu’un désagrément ; c’est qu’il me fallait veiller mon maître et passer la nuit comme une garde-malade. Outre une rétention d’urine qui l’obligeait à demander dix fois par heure son pot de chambre, il était sujet à suer ; et, quand cela arrivait, il fallait lui changer de chemise. Gil Blas, me dit-il dès la seconde nuit, tu as de l’adresse et de l’activité ; je prévois que je m’accommoderai bien de ton service. Je te recommande seulement d’avoir de la complaisance pour la dame Jacinte, et de faire docilement tout ce qu’elle te dira, comme si je te l’ordonnais moi-même ; c’est une fille qui me sert depuis quinze années avec un zèle tout particulier ; elle a un soin de ma personne que je ne puis assez reconnaître. Aussi, je te l’avoue, elle m’est plus chère que toute ma famille. J’ai chassé de chez moi, pour l’amour d’elle, mon neveu, le fils de ma propre sœur ; et j’ai bien fait. Il n’avait aucune considération pour cette pauvre fille ; et, bien loin de rendre justice à l’attachement sincère qu’elle a pour moi, l’insolent la traitait de fausse dévote ; car aujourd’hui la vertu ne paraît qu’hypocrisie aux jeunes gens. Grâces au ciel, je me suis défait de ce maraud-là. Je préfère aux droits du sang l’affection qu’on me témoigne, et je ne me laisse prendre seulement que par le bien qu’on me fait. Vous avez raison,