Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/122

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rire de toute sa force, en se tenant les côtés. Ce n’était pas sans raison : j’avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu’il ne fallait. Je pouvais passer pour une figure originale et grotesque. Je le laissai s’épanouir la rate, non sans être tenté de suivre son exemple ; mais je me contraignis ; pour garder le decorum dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n’est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla ; et lorsqu’il s’en fut bien donné : Vive Dieu ! Gil Blas, me dit-il, te voilà plaisamment équipé. Qui diable t’a déguisé de la sorte ? Tout beau, mon ami, lui répondis-je, tout beau ; respecte un nouvel Hippocrate ! apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je demeure chez lui depuis trois semaines. Il m’a montré la médecine à fond ; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j’en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et moi dans les petites. Fort bien, reprit Fabrice ; c’est-à-dire qu’il t’abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes de qualité. Je te félicite de ton partage ; il vaut mieux avoir affaire à la populace qu’au grand monde. Vive un médecin de faubourg ! ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant, ajouta-t-il, ton sort me paraît digne d’envie ; et, pour parler comme Alexandre, si je n’étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas.

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu’il n’avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l’alguazil et du pâtissier ; puis nous entrâmes dans un cabaret pour en boire une partie. On nous apporta d’assez bon vin, que l’envie d’en goûter me fit trouver encore meilleur qu’il n’était. J’en bus à longs traits ; et, n’en déplaise à l’oracle latin, à mesure que j’en versais dans mon esto-