Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/151

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regards des hommes. Il ne faisait donc pas un crime d’un passe-temps qui lui paraissait innocent et honnête, il nous laissait chanter tant qu’il nous plaisait.

Un soir, comme j’arrivais à la porte du médecin, dans l’intention de me réjouir à mon ordinaire, j’y trouvai le vieil écuyer qui m’attendait. Il me prit par la main, et me dit qu’il voulait faire un tour de promenade avec moi, avant que de commencer notre concert. En même temps il m’entraîna dans une rue détournée, où, voyant qu’il pouvait m’entretenir en liberté : Diego, mon fils, me dit-il d’un air triste, j’ai quelque chose de particulier à vous apprendre. Je crains fort, mon enfant, que nous ne nous repentions l’un et l’autre de nous amuser tous les soirs à faire des concerts à la porte de mon maître. J’ai sans doute beaucoup d’amitié pour vous : je suis bien aise de vous avoir montré à jouer de la guitare et à chanter ; mais si j’avais prévu le malheur qui nous menace, vive Dieu ! j’aurais choisi un autre endroit pour vous donner des leçons. Ce discours m’effraya. Je priai l’écuyer de s’expliquer plus clairement, et de me dire ce que nous avions à craindre ; car je n’étais pas homme à braver le péril, et je n’avais pas encore fait mon tour d’Espagne. Je vais, reprit-il, vous conter ce qu’il est nécessaire que vous sachiez pour bien comprendre tout le danger où nous sommes.

Lorsque j’entrai, poursuivit-il, au service du médecin, et il y a de cela une année, il me dit un matin, après m’avoir conduit devant sa femme : Voyez, Marcos, voyez votre maîtresse ; c’est cette dame que vous devez accompagner partout. J’admirai dona Mergelina : je la trouvai merveilleusement belle, faite à peindre, et je fus particulièrement charmé de l’air agréable qu’elle a dans son port. Seigneur, répondis-je au médecin, je suis trop heureux d’avoir à servir une dame si charmante. Ma réponse déplut à Mergelina, qui me dit d’un ton brusque : Voyez donc celui-là ; il s’émancipe vraiment.