Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je ne pensai plus qu’à cultiver mon talent : je m’attachai au travail. Je rasais toute la journée ; et le soir, pour donner quelque récréation à mon esprit, j’apprenais à jouer de la guitare. J’avais pour maître de cet instrument un vieux senor escudero[1] à qui je faisais la barbe. Il me montrait aussi la musique, qu’il savait parfaitement. Il est vrai qu’il avait été chantre autrefois dans une cathédrale. Il se nommait Marcos de Ombregon. C’était un homme sage, qui avait autant d’esprit que d’expérience, et qui m’aimait comme si j’eusse été son fils. Il servait d’écuyer à la femme d’un médecin qui demeurait à trente pas de notre maison. Je l’allais voir sur la fin du jour, aussitôt que j’avais quitté l’ouvrage, et nous faisions tous deux, assis sur le seuil de la porte, un petit concert qui ne déplaisait pas au voisinage. Ce n’est pas que nous eussions des voix fort agréables ; mais, en râclant le boyau, nous chantions l’un et l’autre méthodiquement notre partie, et cela suffisait pour donner du plaisir aux personnes qui nous écoutaient. Nous divertissions particulièrement dona Mergelina, femme du médecin ; elle venait dans l’allée nous entendre, et nous obligeait quelquefois à recommencer les airs qui se trouvaient le plus de son goût. Son mari ne l’empêchait pas de prendre ce divertissement. C’était un homme qui, bien qu’Espagnol et déjà vieux, n’était nullement jaloux ; d’ailleurs, sa profession l’occupait tout entier, et comme il revenait le soir fatigué d’avoir été chez ses malades, il se couchait de très bonne heure, sans s’inquiéter de l’attention que sa femme donnait à nos concerts. Peut-être aussi qu’il ne les croyait pas fort capables de faire de dangereuses impressions. Il faut ajouter à cela qu’il ne pensait pas avoir le moindre sujet de crainte. Mergelina étant une dame jeune et belle, à la vérité, mais d’une vertu si sauvage, qu’elle ne pouvait souffrir les

  1. Seigneur, écuyer.