Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/169

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volontiers, et nous exhibâmes aussitôt nos denrées ; ce qui ne déplut point à l’inconnu. Comment donc, messieurs, s’écria-t-il tout transporté de joie, voilà bien des munitions ! Vous êtes, à ce que je vois, des gens de prévoyance. Je ne voyage pas avec tant de précaution, moi ; je donne beaucoup au hasard. Cependant, malgré l’état où vous me trouvez, je puis dire, sans vanité, que je fais quelquefois une figure assez brillante. Savez-vous bien qu’on me traite ordinairement de prince, et que j’ai des gardes à ma suite ? Je vous entends, dit Diego ; vous voulez nous faire comprendre par là que vous êtes comédien. Vous l’avez deviné, répondit l’autre ; je fais la comédie depuis quinze années pour le moins. Je n’étais encore qu’un enfant que je jouais déjà de petits rôles. Franchement, répliqua le barbier en branlant la tête, j’ai de la peine à vous croire. Je connais les comédiens ; ces messieurs-là ne font pas comme vous, des voyages à pied, ni des repas de saint Antoine[1] ; je doute même que vous mouchiez les chandelles. Vous pouvez, repartit l’historien, penser de moi tout ce qu’il vous plaira ; mais je ne laisse pas de jouer les premiers rôles ; je fais les amoureux. Cela étant, dit mon camarade, je vous en félicite, et je suis ravi que le seigneur Gil Blas et moi nous ayons l’honneur de déjeuner avec un personnage d’une si grande importance.

Nous commençâmes alors à ronger nos grignons et les restes précieux du lièvre, en donnant à l’outre de si rudes accolades, que nous l’eûmes bientôt vidée. Nous étions si occupés tous trois de ce que nous faisions, que nous ne parlâmes presque point pendant ce temps-là ; mais, après avoir mangé, nous reprîmes ainsi la conversation. Je suis surpris, dit le barbier au comédien, que

  1. On appelle proverbialement un repas de saint Antoine un repas où l’on n’a que du pain et de l’eau, par allusion au régime du saint instituteur des anachorètes, qui vécut cent cinq ans à la faveur de ce régime, et qui est plus célèbre encore par ses tentations.