Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/202

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ressource de tous les seigneurs dont la dépense excède les revenus. Tu as raison, s’écria Centellés : les usuriers sont d’honnêtes gens qu’on ne peut assez honorer, et je veux à mon tour embrasser celui-ci à cause du denier cinq. À ces mots, il s’approcha du vieillard pour l’accoler ; et ces deux petits maîtres, pour se divertir, commencèrent à se le renvoyer l’un à l’autre, comme deux joueurs de paume qui pelotent une balle. Après qu’ils l’eurent bien ballotté, ils le laissèrent sortir avec l’intendant, qui méritait mieux que lui ces embrassades, et même quelque chose de plus.

Lorsque Rodriguez et son âme damnée furent sortis, don Mathias envoya, par le laquais qui était avec moi dans la chambre, la moitié de ses pistoles à la comtesse de Pedrosa, et serra l’autre dans une longue bourse brochée d’or et de soie, qu’il portait ordinairement dans sa poche. Fort satisfait de se revoir en fonds, il dit d’un air gai à don Antonio : Que ferons-nous aujourd’hui ? tenons conseil là-dessus. C’est parler en homme de bon sens, répondit Centellés ; je le veux bien, délibérons. Dans le temps qu’ils allaient rêver à ce qu’ils deviendraient ce jour-là, deux autres seigneurs arrivèrent. C’était don Alexo Segiar et don Fernand de Gamboa ; l’un et l’autre à peu près de l’âge de mon maître, c’est-à-dire de vingt-huit à trente ans. Ces quatre cavaliers débutèrent par de vives accolades qu’ils se firent ; on eût dit qu’ils ne s’étaient point vus depuis dix ans. Après cela, don Fernand, qui était un gros réjoui, adressa la parole à don Mathias et à don Antonio : Messieurs, leur dit-il, où dînez-vous aujourd’hui ? Si vous n’êtes point engagés, je vais vous mener dans un cabaret où vous boirez du vin des dieux. J’y ai soupé, et j’en suis sorti ce matin entre cinq et six heures. Plût au ciel, s’écria mon maître, que j’eusse passé la nuit aussi sagement : je n’aurais pas perdu mon argent.

Pour moi, dit Centellés, je me suis donné hier au