Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/210

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il lui semblait même qu’en le tournant en ridicule, ils lui faisaient encore grâce. Enfin, il leur servit de jouet pendant qu’ils furent à table, et ils y demeurèrent le reste du jour et la nuit tout entière. Nous bûmes à discrétion, de même que nos maîtres ; et nous étions bien conditionnés les uns et les autres quand nous sortîmes de chez le bourgeois.


CHAPITRE V

Gil Blas devient homme à bonnes fortunes. Il fait connaissance avec une jolie personne.


Après quelques heures de sommeil, je me levai en bonne humeur ; et, me souvenant des avis que Melendez m’avait donnés, j’allai, en attendant le réveil de mon maître, faire ma cour à notre intendant, dont la vanité me parut un peu flattée de l’attention que j’avais à lui rendre mes respects. Il me reçut d’un air gracieux, et me demanda si je m’accommodais du genre de vie des jeunes seigneurs. Je répondis qu’il était nouveau pour moi, mais que je ne désespérais pas de m’y accoutumer dans la suite.

Je m’y accoutumai effectivement, et bientôt même. Je changeai d’humeur et d’esprit. De sage et posé que j’étais auparavant, je devins vif, étourdi, turlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma métamorphose, et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus que d’avoir des bonnes fortunes. Il me représenta que c’était une chose absolument nécessaire pour achever un joli homme ; que tous nos camarades étaient aimés de quelque belle personne ; et que lui, pour sa part, possédait les bonnes grâces de deux femmes de qualité. Je jugeai que le maraud mentait. Monsieur Mogicon, lui dis-je, vous êtes sans doute un garçon bien fait et fort spirituel, vous avez du mérite ;