Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/211

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais je ne comprends pas comment des femmes de qualité, chez qui vous ne demeurez point, ont pu se laisser charmer d’un homme de votre condition. Oh ! vraiment me répondit-il, elles ne savent pas qui je suis. C’est sous les habits de mon maître, et même sous son nom que j’ai fait ces conquêtes. Voici comment. Je m’habille en jeune seigneur, j’en prends les manières ; je vais à la promenade ; j’agace toutes les femmes que je vois, jusqu’à ce que j’en rencontre une qui réponde à mes mines. Je suis celle-là, et fais si bien que je lui parle. Je me dis don Antonio Centellés. Je demande un rendez-vous ; la dame fait des façons ; je la presse, elle me l’accorde, et cætera. C’est ainsi, mon enfant, continua-t-il, que je me conduis pour avoir des bonnes fortunes, et je te conseille de suivre mon exemple.

J’avais trop envie d’être un illustre, pour n’écouter pas ce conseil : outre cela, je ne me sentais pas de répugnance pour une intrigue amoureuse. Je formai donc le dessein de me travestir en jeune seigneur, pour aller chercher des aventures galantes. Je n’osais me déguiser dans notre hôtel, de peur que cela ne fût remarqué. Je pris un bel habillement complet dans la garde-robe de mon maître, et j’en fis un paquet, que j’emportai chez un petit barbier de mes amis, où je jugeai que je pourrais m’habiller et me déshabiller commodément. Là, je me parai le mieux qu’il me fut possible. Le barbier mit aussi la main à mon ajustement ; et, quand nous crûmes qu’on n’y pouvait plus rien ajouter, je marchai vers le pré de Saint-Jérôme, d’où j’étais bien persuadé que je ne reviendrais pas sans avoir trouvé quelque bonne fortune. Mais je ne fus pas obligé de courir si loin pour en ébaucher une des plus brillantes.

Comme je traversais une rue détournée, je vis sortir d’une petite maison, et monter dans un carrosse de louage qui était à la porte, une dame richement habillée, et parfaitement bien faite. Je m’arrêtai tout court pour la considérer, et je la saluai d’un air à lui faire