Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/226

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Ce seigneur, naturellement généreux, mais fier, jaloux et violent, fut indigné de mon audace. La colère et la jalousie lui troublèrent l’esprit ; et, ne consultant que sa fureur, il résolut de se venger de moi d’une manière infâme. Une nuit que j’étais chez Hortense, il vint m’attendre à la petite porte du jardin, avec tous ses valets armés de bâtons. Dès que je sortis, il me fit saisir par ces misérables, et leur ordonna de m’assommer. Frappez, leur dit-il, que le téméraire périsse sous vos coups ! c’est ainsi que je veux punir son insolence. Il n’eut pas achevé ces paroles, que ses gens m’assaillirent tous ensemble, et me donnèrent tant de coups de bâton, qu’ils m’étendirent sans sentiment sur la place ; après quoi ils se retirèrent avec leur maître, pour qui cette cruelle exécution avait été un spectacle bien doux. Je demeurai le reste de la nuit dans l’état où ils m’avaient mis. À la pointe du jour il passa près de moi quelques personnes qui, s’apercevant que je respirais encore, eurent la charité de me porter chez un chirurgien. Par bonheur mes blessures ne se trouvèrent pas mortelles, et je tombai entre les mains d’un habile homme qui me guérit en deux mois parfaitement. Au bout de ce temps-là je reparus à la cour, et repris mes premières brisées, excepté que je ne retournai plus chez Hortense, qui, de son côté, ne fit aucune démarche pour me revoir, parce que le prince, à ce prix-là, lui avait pardonné son infidélité.

Comme mon aventure n’était ignorée de personne, et que je ne passais pas pour un lâche, tout le monde s’étonnait de me voir aussi tranquille que si je n’eusse pas reçu un affront ; car je ne disais pas ce que je pensais, et je semblais n’avoir aucun ressentiment. On ne savait que s’imaginer de ma fausse insensibilité. Les uns croyaient que, malgré mon courage, le rang de l’offenseur me tenait en respect et m’obligeait à dévorer l’offense ; les autres avec plus de raison, se défiaient de mon silence, et regardaient comme un calme trom-