Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/258

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bonne heure, et depuis le souper jusqu’au coucher de mon maître ! Il me semblait que tout se faisait ce soir-là dans la maison avec une lenteur extraordinaire. Pour surcroît d’ennui, lorsque don Vincent fut retiré dans son appartement, au lieu de songer à se reposer, il se mit à rebattre ses campagnes de Portugal, dont il m’avait déjà souvent étourdi. Mais, ce qu’il n’avait point encore fait, et ce qu’il me gardait pour ce soir-là, il me nomma tous les officiers qui s’étaient distingués de son temps ; il me raconta même leurs exploits. Que je souffris à l’écouter jusqu’au bout ! Il acheva pourtant de parler, et se coucha. Je passai aussitôt dans une petite chambre où était mon lit, et d’où l’on descendait dans le jardin par un escalier dérobé. Je me frottai tout le corps de pommade, je pris une chemise blanche après l’avoir bien parfumée ; et, quand je n’eus rien oublié de tout ce qui me parut pouvoir contribuer à flatter l’entêtement de ma maîtresse, j’allai au rendez-vous.

Je n’y trouvai point Ortiz. Je jugeai qu’ennuyée de m’attendre, elle avait regagné son appartement, et que l’heure du berger était passée. Je m’en pris à don Vincent ; mais, comme je maudissais ses campagnes, j’entendis sonner dix heures. Je crus que l’horloge allait mal, et qu’il était impossible qu’il ne fût pas du moins une heure après minuit. Cependant je me trompais si bien, qu’un gros quart d’heure après je comptai encore dix heures à une autre horloge. Fort bien, dis-je alors en moi-même ; je n’ai plus que deux heures entières à garder le mulet. On ne se plaindra pas du moins de mon peu d’exactitude. Que vais-je devenir jusqu’à minuit ? promenons-nous dans ce jardin, et songeons au rôle que je dois jouer : il est assez nouveau pour moi. Je ne suis point encore fait aux fantaisies des femmes de qualité. Je sais de quelle manière on en use avec les grisettes et les comédiennes. Vous les abordez d’un air familier, et vous brusquez sans façon l’aventure ; mais il faut une autre manœuvre avec une personne de con-