Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/299

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réserve de son visage, qui était un peu trop beau pour un homme, rien ne trahissait son déguisement. La suivante, qui devait lui servir de page, s’habilla aussi, et nous n’appréhendions point qu’elle fît mal son personnage : outre qu’elle n’était pas des plus jolies, elle avait un petit air effronté qui convenait fort à son rôle. L’après-dînée, ces deux actrices se trouvant en état de paraître sur la scène, c’est-à-dire dans l’hôtel garni, j’en pris le chemin avec elles. Nous y allâmes tous trois en carrosse, et nous y portâmes toutes les hardes dont nous avions besoin.

L’hôtesse, appelée Bernarda Ramirez, nous reçut avec beaucoup de civilité, et nous conduisit à notre appartement, où nous commençâmes à l’entretenir. Nous convînmes de la nourriture qu’elle aurait soin de nous fournir, et de ce que nous lui donnerions pour cela tous les mois. Nous lui demandâmes ensuite si elle avait bien des pensionnaires. Je n’en ai pas présentement, nous répondit-elle : je n’en manquerais point si j’étais d’humeur à prendre toutes sortes de personnes ; mais je ne veux que de jeunes seigneurs. J’en attends ce soir un qui vient de Madrid ici achever ses études. C’est don Luis Pacheco, un cavalier de vingt ans tout au plus ; si vous ne le connaissez pas personnellement, vous pouvez en avoir entendu parler. Non, dit Aurore ; je n’ignore pas qu’il est d’une illustre famille ; mais je ne sais quel homme c’est, et vous me ferez plaisir de me l’apprendre, puisque je dois demeurer avec lui. Seigneur, reprit l’hôtesse en regardant ce faux cavalier, c’est une figure toute brillante ; il est fait à peu près comme vous. Ah ! que vous serez bien ensemble l’un et l’autre ! Par saint Jacques ! je pourrai me vanter d’avoir chez moi les deux plus gentils seigneurs d’Espagne. Ce don Luis, répliqua ma maîtresse, a sans doute en ce pays-ci des bonnes fortunes ? Oh ! je vous en assure, repartit la vieille ; c’est un vert galant, sur ma parole : il n’a qu’à se montrer pour faire des conquêtes.