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LIVRE CINQUIÈME


CHAPITRE PREMIER

Histoire de don Raphaël.


Je suis fils d’une comédienne de Madrid, fameuse par sa déclamation, et plus encore par ses galanteries ; elle se nommait Lucinde. Pour un père, je ne puis sans témérité m’en donner un. Je dirai bien quel homme de qualité était amoureux de ma mère lorsque je suis venu au monde ; mais cette époque ne serait pas une preuve convaincante qu’il fût l’auteur de ma naissance. Une personne de la profession de ma mère est si sujette à caution, que dans le temps même qu’elle paraît le plus attachée à un seigneur, elle lui donne presque toujours quelque substitut pour son argent.

Rien n’est tel que de se mettre au-dessus de la médisance. Lucinde, au lieu de me faire élever chez elle dans l’obscurité, me prenait sans façon par la main, et me menait au théâtre fort honnêtement, sans se soucier des discours qu’on tenait sur son compte, ni des ris malins que ma vue ne manquait pas d’exciter. Enfin, je faisais ses délices, et j’étais caressé de tous les hommes qui venaient au logis : on eût dit que le sang parlait en eux en ma faveur.

On me laissa passer les douze premières années de ma vie dans toutes sortes d’amusements frivoles. À peine me montra-t-on à lire et à écrire : on s’attacha moins encore à m’enseigner les principes de ma religion. J’appris seulement à danser, à chanter et à jouer