Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/39

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gent, et de plusieurs bouteilles de terre pleines de ce bon vin que le seigneur Rolando m’avait vanté : j’apportai ensuite deux ragoûts, qui ne furent pas plus tôt servis que tous les cavaliers se mirent à table. Ils commencèrent à manger avec beaucoup d’appétit ; et moi, debout derrière eux, je me tins prêt à leur verser du vin. Je m’en acquittai de si bonne grâce, que j’eus le bonheur de m’attirer des compliments. Le capitaine, en peu de mots, leur conta mon histoire, qui les divertit fort. Ensuite, il leur parla de moi fort avantageusement ; mais j’étais alors revenu des louanges, et j’en pouvais entendre sans péril. Là-dessus, ils me louèrent tous ; ils dirent que je paraissais né pour être leur échanson, que je valais cent fois mieux que mon prédécesseur. Et comme depuis sa mort, c’était la señora Léonarde qui avait l’honneur de présenter le nectar à ces dieux infernaux, ils la privèrent de ce glorieux emploi pour m’en revêtir. Ainsi, nouveau Ganymède, je succédai à cette vieille Hébé.

Un grand plat de rôt, servi peu de temps après les ragoûts, vint achever de rassasier les voleurs, qui, buvant à proportion qu’ils mangeaient, furent bientôt de belle humeur et firent un beau bruit. Les voilà qui parlent tous à la fois : l’un commence une histoire, l’autre rapporte un bon mot ; un autre crie, un autre chante ; ils ne s’entendent point. Enfin Rolando, fatigué d’une scène où il mettait inutilement beaucoup du sien, le prit sur un ton si haut, qu’il imposa silence à la compagnie. Messieurs, leur dit-il, écoutez ce que j’ai à vous proposer ; au lieu de nous étourdir les uns les autres en parlant tous ensemble, ne ferions-nous pas mieux de nous entretenir en personnes raisonnables ? Il me vient une pensée : depuis que nous sommes associés, nous n’avons pas eu la curiosité de nous demander quelles sont nos familles, et par quel enchaînement d’aventures nous avons embrassé notre profession. Cela me paraît toutefois digne d’être su.