Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/397

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mand. Je poussai un grand cri : j’interrompis l’action. Je parus sur le théâtre : et, m’adressant au duc d’Ossune, qui ce jour-là était à la comédie avec la duchesse sa femme, je lui demandai justice des manières germaniques de son gentilhomme. Le duc ordonna de continuer la comédie, et dit qu’il entendrait les parties quand on aurait achevé la pièce. D’abord qu’elle fut finie, je me représentai fort émue devant le duc, et j’exposai vivement mes griefs. Pour l’Allemand, il n’employa que deux mots pour sa défense ; il dit qu’au lieu de se repentir de ce qu’il avait fait, il était homme à recommencer. Parties ouïes, le duc d’Ossune dit au Germain : Brutandorf, je vous chasse de chez moi et vous défends de paraître à mes yeux, non pour avoir donné un soufflet à une comédienne, mais pour avoir manqué de respect à votre maître et à votre maîtresse, et avoir osé troubler le spectacle en leur présence.

Ce jugement me demeura sur le cœur. Je conçus un dépit mortel de ce qu’on ne chassait pas l’Allemand pour m’avoir insultée. Je m’imaginais qu’une pareille offense faite à une comédienne devait être aussi sévèrement punie qu’un crime de lèse-majesté, et j’avais compté que le gentilhomme subirait une peine afflictive. Ce désagréable événement me détrompa, et me fit connaître que le monde ne confond pas les acteurs avec les rôles qu’ils représentent. Cela me dégoûta du théâtre ; je résolus de l’abandonner, et d’aller vivre loin de Madrid. Je choisis la ville de Valence pour le lieu de ma retraite, et je m’y rendis incognito avec la valeur de vingt mille ducats que j’avais tant en argent qu’en pierreries ; ce qui me parut plus que suffisant pour m’entretenir le reste de mes jours, puisque j’avais dessein de mener une vie retirée. Je louai à Valence une petite maison, et pris pour mes domestiques une femme et un page à qui je n’étais pas moins inconnue qu’à toute la ville. Je me donnai pour veuve d’un officier de chez le roi, et je dis que je venais m’établir à Valence, sur la