Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/398

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réputation que ce séjour avait d’être un des plus agréables d’Espagne. Je ne voyais que très peu de monde, et je tenais une conduite si régulière, qu’on ne me soupçonna point d’avoir été comédienne. Malgré pourtant le soin que je prenais de me cacher, je m’attirai les regards d’un gentilhomme qui avait un château près de Paterna. C’était un cavalier assez bien fait, de trente-cinq à quarante ans, mais un noble fort endetté ; ce qui n’est pas plus rare dans le royaume de Valence que dans beaucoup d’autres pays.

Ce seigneur Hidalgo, trouvant ma personne à son gré, voulut savoir si d’ailleurs j’étais son fait. Il découpla des grisons pour courir aux enquêtes, et il eut le plaisir d’apprendre, par leur rapport, qu’avec un minois peu dégoûtant, j’étais une douairière assez opulente. Là-dessus, jugeant que je lui convenais, il envoya bientôt chez moi une bonne vieille qui me dit de sa part que, charmé de ma vertu autant que de ma beauté, il m’offrait sa foi, et qu’il était prêt à me conduire à l’autel, si je voulais bien devenir sa femme. Je demandai trois jours pour me consulter là-dessus. Je m’informai du gentilhomme ; et le bien qu’on me dit de lui, quoiqu’on ne me celât point l’état de ses affaires, me détermina sans peine à l’épouser peu de temps après.

Don Manuel de Xerica (c’est ainsi que mon époux s’appelait) me mena d’abord à son château qui avait un air antique dont il était fort vain. Il prétendait qu’un de ses ancêtres l’avait autrefois fait bâtir, et il concluait de là qu’il n’y avait point de maison plus ancienne en Espagne que celle de Xerica. Mais un si beau titre de noblesse allait être détruit par le temps ; le château, étayé en plusieurs endroits, menaçait ruine : quel bonheur pour don Manuel de m’avoir épousée ! La moitié de mon argent fut employée aux réparations, et le reste servit à nous mettre en état de faire une brillante figure dans le pays. Me voilà donc, pour ainsi dire, dans un nouveau monde, changée en