Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/9

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dans tous les deux, mais il est autrement présenté : l’observation se revêt dans l’un d’une expression vive et spirituelle ; elle se montre dans l’autre sous une forme toute dramatique : le premier nous offre une galerie de portraits, le second une scène et des acteurs.

« C’est là surtout que Le Sage a fait voir le talent d’animer ses figures, et de leur prêter l’apparence de la vie… Je ne sais s’il est arrivé à Le Sage d’être lui-même abusé par son art ; mais est-il un seul de ses lecteurs qui n’ait pris quelquefois pour la réalité le tableau qu’il nous en fait dans Gil Blas ? Ses personnages nous étaient connus avant qu’il nous les eût montrés, et depuis, nous les avons bien souvent rencontrés dans le monde. On serait tenté de lui dire ce que disait un poète comique à un critique de l’antiquité : Ô vie, et toi, Ménandre, qui de vous deux a imité l’autre ?

« Chacun des acteurs qui jouent un rôle dans cette ample comédie est chargé de nous représenter une classe particulière de la société ; mais le héros de la pièce peut être considéré comme le représentant de l’humanité tout entière. Il ne ressemble guère aux héros de roman, choisis pour la plupart hors de l’ordre commun, et qui s’en distinguent par la nature de leurs sentiments et de leurs aventures. C’est dans la foule et comme au hasard que Le Sage a pris son Gil Blas ; il cherche sans cesse à l’y confondre ; il rassemble dans ce personnage les caractères les plus généraux, je dirais presque les plus vulgaires de l’humanité ; il en compose un idéal de faiblesse, d’inconséquence et d’égoïsme, auquel chacun pourrait croire qu’il a fourni quelque trait. Né pour le bien, mais facilement entraîné vers le mal, soit qu’il s’abandonne malgré lui aux penchants vicieux de la nature, soit qu’il imite des travers qu’il condamne le premier chez autrui ; ne se proposant dans ses actions que son avantage personnel, et mêlant ainsi aux meilleurs mouvements les calculs de l’intérêt ; profitant de l’expérience qu’il acquiert à ses depens pour tromper