Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/96

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qu’il soit nécessaire que j’aille chez un joaillier pour être persuadé que je suis un sot.

Je ne laissai pas toutefois de vouloir m’éclaircir de ce que valait ma bague, et je l’allai montrer à un lapidaire, qui l’estima trois ducats. À cette estimation, quoiqu’elle ne m’étonnât point, je donnai au diable la nièce du gouverneur des îles Philippines, ou plutôt je ne fis que lui en renouveler le don. Comme je sortais de chez le lapidaire, il passa près de moi un jeune homme qui s’arrêta pour me considérer. Je ne le remis pas d’abord, bien que je le connusse parfaitement. Comment donc, Gil Blas, me dit-il, feignez-vous d’ignorer qui je suis ? ou deux années ont-elles si fort changé le fils du barbier Nunez, que vous le méconnaissiez ? Ressouvenez-vous de Fabrice, votre compatriote et votre compagnon d’école. Nous avons si souvent disputé chez le docteur Godinez sur les universaux et sur les degrés métaphysiques.

Je le reconnus avant qu’il eût achevé ces paroles, et nous nous embrassâmes tous deux avec cordialité. Eh ! mon ami, reprit-il ensuite, que je suis ravi de te rencontrer ! Je ne puis t’exprimer la joie que j’en ressens. Mais, poursuivit-il d’un air surpris, dans quel état t’offres-tu à ma vue ? Vive Dieu ! te voilà vêtu comme un prince ! Une belle épée, des bas de soie, un pourpoint et un manteau de velours, relevés d’une broderie d’argent ! Malepeste ! cela sent diablement les bonnes fortunes. Je vais te parier que quelque vieille femme libérale te fait part de ses largesses. Tu te trompes, lui dis-je, mes affaires ne sont pas si florissantes que tu te l’imagines. À d’autres, répliqua-t-il, à d’autres ! tu veux faire le discret. Et ce beau rubis que je vous vois au doigt, monsieur Gil Blas, d’où vous vient-il, s’il vous plaît ? Il me vient, lui repartis-je, d’une franche friponne. Fabrice, mon cher Fabrice, bien loin d’être la coqueluche des femmes de Valladolid, apprends, mon ami, que j’en suis la dupe.