Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/97

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Je prononçai ces dernières paroles si tristement, que Fabrice vit bien qu’on m’avait joué quelque tour. Il me pressa de lui dire pourquoi je me plaignais ainsi du beau sexe. Je me résolus sans peine à contenter sa curiosité ; mais, comme j’avais un assez long récit à faire, et que d’ailleurs nous ne voulions pas nous séparer sitôt, nous entrâmes dans un cabaret pour nous entretenir plus commodément. Là, je lui contai, en déjeûnant, tout ce qui m’était arrivé depuis ma sortie d’Oviédo. Il trouva mes aventures assez bizarres ; et après m’avoir témoigné qu’il prenait beaucoup de part à la fâcheuse situation où j’étais, il me dit : Il faut se consoler, mon enfant, de tous les malheurs de la vie : c’est par là qu’une âme forte et courageuse se distingue des âmes faibles. Un homme d’esprit est-il dans la misère, il attend avec patience un temps plus heureux. Jamais, comme dit Cicéron, il ne doit se laisser abattre jusqu’à ne se plus souvenir qu’il est homme. Pour moi, je suis de ce caractère-là : mes disgrâces ne m’accablent point ; je suis toujours au-dessus de la mauvaise fortune. Par exemple, j’aimais une fille de famille d’Oviédo ; j’en étais aimé ; je la demandai en mariage à son père ; il me la refusa. Un autre en serait mort de douleur ; moi, admire la force de mon esprit, j’enlevai la petite personne. Elle était vive, étourdie, coquette ; le plaisir, par conséquent, la déterminait toujours au préjudice du devoir. Je la promenai pendant six mois dans le royaume de Galice : de là, comme je l’avais mise dans le goût de voyager, elle eut envie d’aller en Portugal ; mais elle prit un autre compagnon de voyage. Autre sujet de désespoir. Je ne succombai point encore sous le poids de ce nouveau malheur ; et, plus sage que Ménélas, au lieu de m’armer contre le Pâris qui m’avait soufflé mon Hélène, je lui sus bon gré de m’en avoir défait. Après cela, ne voulant plus retourner dans les Asturies, pour éviter toute discussion avec la justice, je m’avançai dans le royaume de Léon, dépensant de