Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/122

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ajouta-t-il, toutes ces circonstances à mon oncle, et revenez m’apprendre ce soir ce qu’il pense là-dessus.

Je quittai le comte de Lemos dès qu’il m’eut parlé de cette sorte, et je rejoignis le duc de Lerme, qui, sur mon rapport, envoya demander à Calderone mille pistoles, dont on me chargea le soir, et que j’allai remettre au comte, en disant en moi-même : Ho, ho ! je vois bien à présent quel est l’infaillible moyen qu’a le ministre pour réussir dans son entreprise. Il a parbleu raison ; et, selon toutes les apparences, ses prodigalités ne le ruineront point. Je devine aisément dans quels coffres il prend ces belles pistoles ; mais, après tout, n’est-il pas juste que ce soit le père qui entretienne le fils ? Le comte de Lemos, lorsque je me séparai de lui, me dit tout bas : Adieu, notre cher confident ! Le prince d’Espagne aime un peu les dames ; il faudra que nous ayons, vous et moi, au premier jour une conférence là-dessus ; je prévois que j’aurai bientôt besoin de votre ministère. Je m’en retournai en rêvant à ces mots qui n’étaient nullement ambigus, et qui me remplissaient de joie. Comment diable, disais-je, me voilà prêt à devenir le Mercure de l’héritier de la monarchie ! Je n’examinais point si cela était bon ou mauvais ; la qualité du galant étourdissait ma morale. Quelle gloire pour moi d’être ministre des plaisirs d’un grand prince ! Oh ! tout beau, monsieur Gil Blas, me dira-t-on : il ne s’agissait pour vous que d’être ministre en second. J’en demeure d’accord : mais dans le fond ces deux postes font autant d’honneur l’un que l’autre ; le profit seul en est différent.

En m’acquittant de ces nobles commissions, en me mettant de jour en jour plus avant dans les bonnes grâces du premier ministre, avec les plus belles espérances du monde, que j’eusse été heureux si l’ambition m’eût préservé de la faim ! Il y avait plus de deux mois que je m’étais défait de mon magnifique appartement, et que j’occupais une petite chambre garnie des plus modestes. Quoique cela me fît de la peine, comme j’en