Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/123

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sortais de bon matin et que je n’y rentrais que la nuit pour y coucher, je prenais patience. J’étais toute la journée sur mon théâtre ; c’est-à-dire chez le duc. J’y jouais un rôle de seigneur. Mais quand j’étais retiré dans mon taudis, le Seigneur s’évanouissait, et il ne restait que le pauvre Gil Blas, sans argent, et, qui pis est, sans avoir de quoi en faire. Outre que j’étais trop fier pour découvrir à quelqu’un mes besoins, je ne connaissais personne qui pût m’aider que don Navarro, que j’avais trop négligé depuis que j’étais à la cour, pour oser m’adresser à lui. J’avais été obligé de vendre mes hardes pièce à pièce. Je n’avais plus que celles dont je ne pouvais absolument me passer. Je n’allais plus à l’auberge faute d’avoir de quoi payer mon ordinaire. Que faisais-je donc pour subsister ? Je vais vous le dire. Tous les matins, dans nos bureaux, on nous apportait pour déjeuner un petit pain et un doigt de vin ; c’était tout ce que le ministre nous faisait donner. Je ne mangeais que cela dans la journée, et le soir le plus souvent je me couchais sans souper.

Telle était la situation d’un homme qui brillait à la cour, quoiqu’il y dût faire plus de pitié que d’envie. Je ne pus néanmoins résister à ma misère, et je me déterminai enfin à la découvrir au duc de Lerme, si j’en trouvais l’occasion. Par bonheur elle s’offrit à l’Escurial, où le roi et le prince d’Espagne allèrent quelques jours après.


CHAPITRE VI

Comment Gil Blas fit connaître sa misère au duc de Lerme, et de quelle façon en usa ce ministre avec lui.


Lorsque le roi était à l’Escurial, il y défrayait tout le monde, de manière que je ne sentais point là où le bât me blessait. Je couchais dans une garde-robe